lundi 31 mars 2014

Le vide fait verbe



Dans l’histoire du verre à moitié plein ou à moitié vide, la seule question qu’on ne pose jamais est celle de l’intensité de la soif. C’est pourtant cette seule question qui donne sa valeur à l’appréciation du verre. En effet, qu’ai-je à foutre qu’un verre soit « à moitié vide » si je n’ai pas soif ? Il peut aussi bien être à moitié plein, aux trois quarts plein, ou plein totalement, je m’en passe. En revanche, si je crève de soif, à moitié vide ou à moitié plein, ce verre sera insuffisant. Que l’on soit plutôt optimiste ou plutôt pessimiste n’a jamais eu le moindre effet sur le taux de remplissage d’un verre.
L’appréciation de l’individu et le mot qu’il colle à ce qu’il voit (plein ou vide) n’ont donc aucun rapport avec la quantité d’eau contenue dans le verre, ni avec l’utilité immédiate de celle-ci pour l’individu.
En somme, la seule chose qu’on oublie ici, c’est le réel.



Autant le dire tout de suite, le réel est le pire ennemi de la modernité. Encore un siècle de journalisme, notait Nietzsche, et tous les mots pueront. Renforcé par un siècle de publicité, le phénomène atteint même les limites supportables de la pestilence. Magistralement analysée par George Orwell en son temps, la manipulation des mots a longtemps passé pour une spécialité des régimes totalitaires. Un enfant de cinq ans vivant dans la France démocratique du XXI ème siècle sait bien que cela est faux. Ni la manipulation des mots, ni la violence d’Etat, ni l’euthanasie, ni la délation, ni l’eugénisme, ni la surveillance généralisée, ni l’ordre moral, ni la paupérisation de masse, ni l’abrutissement méthodique de populations entières ne sont des spécialités totalitaires.
Si on reconnaît souvent à Orwell sa critique de la novlangue totalitaire (et l’attaque antisoviétique qu’elle suppose de fait), on oublie sa désopilante recension du travail de sape journalistico-politique contre la langue anglaise. Dans ses chroniques publiées dans le journal Tribune, il prononce carrément « la peine de mort » contre certains mots et expressions alors à la mode dans la littérature marxiste, comme talon d’Achille, à tête d’hydre, poignarder dans le dos, petit-bourgeois, cadavre puant, liquider, talon de fer, tyran couvert de sang, chien enragé, chacal, hyène, bain de sang... Nous appelons aujourd’hui ceci mots-valises. Leurs équivalents contemporains nous crèvent les oreilles : jouer dans la cour des grands, développement durable, nauséabond, ouvert sur l’avenir, archaïque, croissance, issu de la diversité, la justice de mon pays, terrorisme, citoyen, biotechnologies, autant de mots et d’expressions utilisés pour éviter de penser. En 1940 déjà, Orwell repérait que les économistes utilisaient l’invraisemblable « contre-indiquer » à la place du simple « déconseiller ». Il dénonçait l’euphémisation systématique chère aux politiques : liquider et éliminer plutôt que tuer, « nous ne remettrons pas l’épée au fourreau » plutôt que « nous continuerons à larguer des bombes incendiaires » !

L’euphémisme est le fondement du credo politiquement correct. Chacun sait qu’il ne faut plus dire qu’un type est vieux, mais qu’il est, au mieux, une personne âgée, au pire, qu’elle relève du troisième âge... L’euphémisme se dépasse lui-même dans l’euphémisation quand, par exemple, un handicapé devient une « personne en situation de handicap ». Les fanatiques du soupçon tiennent à utiliser le mot « personne » car ils prétendent qu’on oublie que le handicapé en est une, de personne… En réalité, comme un menteur qui croit que tout le monde ment, les censeurs combattent des vices qui n’existent que dans leur propre tête. On sent bien que dans leur idéal, il faudrait dire que la personne est comme tout le monde, en gommant carrément son handicap. Si on ne le fait pas encore tout à fait, c’est que le handicap peut être compensé par une quelconque prise en charge financière, mais c’est une contradiction qui sera peut-être un jour vaincue par cette langue morbide.

Le langage politiquement correct prétend rendre neutre une réalité qui, par nature, ne peut pas être neutre. Il prétend non seulement insérer un filtre entre le réel et l’œil qui l’observe, mais choisit aussi, une fois pour toutes, le mot qui devra traduire ce réel. Il arrose le verbe d’un défoliant radical, empêchant toute diversité, éradiquant la mauvaise herbe du langage et, avec elle, sa nature vivace. Il produit du faux en monoculture. Il est l’engrais du mensonge. Inutile de dire qu’un auteur, quel qu’il soit, qui utiliserait « personne en situation de handicap » dans un roman, tomberait immédiatement dans le ridicule et dans l’oubli.



Cette langue sous blister n’est pas l’apanage de la seule canaille médiatique: la langue de l’entreprise et la langue administrative sont peut-être les leviers les plus utilisés pour faire entrer dans la tête des gens ce vide fait verbe.

Dans les entreprises, le langage est devenu une sorte de catalogue ubuesque dont on se demande toujours s’il n’est pas uniquement destiné à nous faire une farce : après le déjà ancien « ressources humaines », remplaçant le mot « personnel », et censé nous faire croire qu’il traduit un plus grand respect des salariés alors qu’il est apparu en même temps que le chômage de masse, on n’hésite plus à parler de capital humain, entre deux plans sociaux (comprendre licenciements massifs). On ne donne plus d’instructions ni d’ordre, on fait un dialogue de performance ; on ne consulte pas un rapport, mais on prend connaissance du livrable ; on ne pense plus à la logistique, on raisonne supply chain ! On n’affiche plus des prix, mais on rationalise le pricing ! Tout ici est faux, tout est orienté vers l’embrouille et le mensonge, l’euphémisme débile et l’antiphrase qui ne s’affiche pas. Tout semble fait pour qu’un français normal, et surtout un français cultivé (il en reste quelques spécimens) ne comprenne rien de ce qui lui arrive. Une expression comme « croissance négative » est employée sans trembler, par exemple, et sème hébétude et consternation sur son passage.

L’éducation nationale nous a déjà habitués à parler d’enseignants plutôt que de professeurs. Elle tente désormais de remplacer l’élève par « l’apprenant », au moment où, pourtant, de l’avis général, les élèves n’apprennent plus grand-chose… Il faut dire que dans « élève », on pouvait encore soupçonner l’ambition « d’élever » les enfants, c’est à dire de les faire atteindre une position plus haute, plus élevée, d’où ils pourraient conquérir leur autonomie. Ce genre d’ambition étant devenu trop contraire à l’infantilisation générale, il est logique que l’on chasse jusque dans les mots, la moindre trace de son existence.

Un des grands principes de cette langue est de ne pas désigner les choses telles qu’elles sont. Un autre de ses principes est de ne se donner aucune limite, et de travailler sans relâche à la destruction du langage réel. Prenons l’exemple des mesures d’aide aux entreprises en difficulté. En ces temps d’insécurité économique et sociale généralisée, le gouvernement n’hésite pas à qualifier sa loi du 14 juin 2013 de « loi de sécurisation de l’emploi ». De la même façon qu’un système qui ravage la nature et sème les pollutions fait la promotion du développement durable, et prétend même protéger l’environnement, un gouvernement impuissant n’hésite jamais gonfler de mots ambitieux la baudruche qui lui sert d’action. Et que trouve-t-on de radicalement nouveau, dans cette loi censée sécuriser l’emploi ? Un mot, un simple mot. La trouvaille consiste à remplacer ce qu’on nommait chômage partiel par… l’activité partielle ! On passe du chômage à l’activité, magique ! Le principe reste le même (une entreprise en difficulté peut obtenir l’autorisation de mettre temporairement ses salariés en chômage partiel – avec versement d’allocs, pour conserver une chance que l’activité reprenne et ne pas les licencier purement et simplement), mais le mot est inversé : nous entrons dans l’ère de l’activité partielle, avec nos cinq millions de chômeurs sous le bras. Le réel est stable, les salariés sentent le vent du boulet, les entreprises se cassent toujours la gueule, les conditions politiques et économiques qui favorisent ces phénomènes ne sont pas remises en cause mais le gouvernement s’attaque hardiment à ce qui demeure à sa portée : un mot.


De l’observation de ces attentats langagiers, nous pourrions entrevoir une loi générale : quand un mot ou une expression prolifère dans la sphère publique, via les médias, les entreprises ou les administrations, cela signifie que les phénomènes désignés ont déjà disparu.

Exemple ? L’avenir des jeunes n’a jamais été aussi précaire, les emplois aussi rares, les perspectives de carrières aussi minces ; le gouvernement invente les emplois d’avenir.

Exemple ? Non seulement le modèle de développement économique ne permet plus le développement lui-même, mais son improbable résurrection amplifierait encore les ravages déjà causés ; Traduction moderne : le développement durable

Autre exemple ? La mondialisation pousse les populations les unes contre les autres, répand partout les modes de vie dominants, le métissage ethnique est partout promu, les modes de vie traditionnels n’ont jamais été aussi fragiles, les produits n’ont jamais autant circulé partout et n’ont jamais été tant soumis à des normes qu’aujourd’hui. Traduction moderne : la diversité.

Autre exemple ? Les villes sont devenues des isoloirs à blaireaux. Forcés d’aller travailler au diable vauvert, les gens n’ont plus l’occasion de se fréquenter et ne connaissent plus personne dans leur propre quartier ; on vante la proximité et on invente la fête des voisins !


Un proverbe russe dit que lorsqu’on commence à parler de la vodka, c’est qu’il n’y a plus de vodka. Et plus on nous parlera d’emploi, plus le langage utilisé sera volontariste, guerrier et viril, plus cela signifiera que l’emploi s’éloigne. Se satisfaire de mots plutôt que d'agir est le propre des impuissants. C’en est même la stricte définition. Privilège de l’être humain, il nomme les choses et peut en parler sans n’en rien connaître, sans pouvoir rien y changer et même sans que ces choses n’existent. Mais il parle ! Dans son Traité de l’idiotie, Clément Rosset définit ce qu’il nomme langage grandiloquent, comme une langage qui utilise des mots étrangers ou indifférents au réel. « La grandiloquence est fondamentalement une sorte d’accident du langage, un glissement, un dérapage dont l’effet est de rendre le réel par des mots ayant visiblement perdu tout rapport avec lui : un langage manqué, à peu près au sens où les psychanalystes, lorsqu’ils évoquent les lapsus ou certains défauts de mémoire, parlent d’actes manqués – un langage manqué en ce sens qu’il manque le réel. »

En ces lendemains d’élections, nous entendrons pleurnicher les vaincus en nous rappelant leur grandiloquence, et nous souhaiterons, sans trop y croire, qu’un beau morceau de réel, coincé au milieu du gosier, puisse un jour les faire taire.