mardi 9 décembre 2014

Aujourd'hui, l'enfer



A Lyon, il est une vieille tradition qui consiste, le 8 décembre au soir, à poser des lumignons sur le rebord des fenêtres. Les lumignons, ce sont de petits verres dans lesquels on fait se consumer une bougie plate. Chaque famille fait consciencieusement sa petite décoration pour le bonheur des enfants, entre autres. Le principe est simple et commun à tous : en posant ainsi des lumignons blancs ou de couleur, qui ne coûtent presque rien, sur le rebord de chaque fenêtre, chacun participe de façon modeste à une illumination générale de la ville. Son devoir fait, chaque famille sort admirer le résultat dans les rues, gratuitement, et se baguenaude le nez en l’air. Cette tradition lyonnaise, qui infuse une bonne part des villes et villages alentours, remonte à 1852 et est d’essence religieuse (fête de l’Immaculée Conception, fête de la Vierge). Depuis que je suis en âge de comprendre, j’ai toujours entendu parler de cette fête comme de la fête du 8 décembre, ou des illuminations.

Le paragraphe ci-dessus aurait dû être conjugué à l’imparfait. Depuis la fin des années 1980, en effet, la municipalité de Lyon, versant dans un festivisme des plus contemporains, a jugé bon de donner de l’ampleur à cette gentille tradition et en a profité pour la tuer. Comment fait-elle ? Subventions ! Elle fait un appel d’offre public pour trouver des artistes, des éclairagistes, des illuminateurs (appelez ça comme vous pouvez) pour « animer » tout le bordel, et elle en trouve. L’animation populaire des rues n’était sans doute pas assez frénétique aux yeux des édiles. Mieux : depuis quinze ans, les illuminations ont été vampirisées, les Lyonnais se sont fait faucher leur fête, à présent remplacée par la « Fête des Lumières » (visez les majuscules), et qui dure… quatre jours ! Quatre jours d’enfer.



Imaginez deux cents mille cons. Tous ensemble réunis, ils pataugent par les rues et les places à la recherche d’une merde lumineuse à photographier avec leur smartphone. Imaginez-les bruyants, laids et fagotés comme des poux, hilares dans le vide, guettant de leurs yeux de taupe une « animation » formidable qui s’est déjà vue mille fois, dont ils ont déjà vue l’image l’an dernier en feuilletant un magazine idiot. Imaginez-les bouffant de la saucisse en attendant par paquets de mille qu’une « animation » veuille bien animer l’espace à leur place, bouchant littéralement les rues par l’ampleur additionnée de leurs gros culs. Vous voyez le tableau ? Eh bien multipliez le chiffre par vingt. Ce ne sont pas deux cents mille cons, c’est quatre millions de déferleurs qui débaroulent chez nous pour la plus grande joie quantitative de monsieur le maire ! Quatre millions d’enflés, tenant autant du nuage de sauterelles que du troupeau de gnous, venus de tous les coins du monde pour assister à notre place à notre fête locale ! A notre place, oui, parce que les Lyonnais fuient massivement ce Tchernobyl humain, pas si bêtes.


Le maire est content : les hôtels sont pleins, les vendeurs de bouffe n’en peuvent plus, l’aéroport craque. Tout le centre de la ville est vidé de ses voitures, qui doivent aller voir ailleurs si c’est éclairé. Les trente ponts d’accès à la presqu’île sont condamnés pour elles, et malheur à celui qui ne comprend pas assez vite qu’il doit passer au large ! Le maire est content aussi que des Japonais viennent s’esbaudir, que des Chinois se frottent les yeux, que des Australiens n’en reviennent pas et que des Guatémaltèques se tapent le cul par terre. Il devrait se demander où sont les Lyonnais pendant ce temps-là. Dans tous les discours des élus revient l’évocation béate de l’ouverture sur le monde (comprendre : des connards traversent le globe pour voir ce qu’on fait ici et se taper une fiesta) comme un mantra d’épicier qui se ferait passer pour humaniste.

Dans les jours qui précédent l’hallali, toutes les conversations des Lyonnais convergent à un moment ou à un autre sur ce qu’on fait pour le 8 décembre. Et partout ou presque, la même réponse succède au même effarement : je me tire ! Chacun raconte sa mésaventure d’une année précédente où, soulevé par une foule exotique, il n’a pu parvenir à destination et a dû renoncer à une soirée. Chacun raconte comment les théâtres ferment (les spectateurs, de toute façon, ne peuvent pas accéder au lieu), comment certains commerçants préfèrent abandonner le terrain. Chacun narre l’invraisemblable épreuve que constitue le fait de devoir rentrer chez soi, d’acheter du pain pour le lendemain, d’honorer un rendez-vous vieux de huit mois chez l’ophtalmo ! Chacun raconte les emmerdements pharaoniques auxquels il fut soumis, et qui hantent depuis ses nuits chaque année. Pire : des Lyonnais peu regardants louent leur appartement à des connards en basket, et vont loger deux ou trois jours chez la grand-mère, chez un parent qui habite à l’extérieur. Pire du pire : on loue une chambre, on loue un lit, un canapé pour une poignée d’euros ! Si l’on pouvait, on louerait un tapis de sol pour y faire ronfler un couple d’Asiates effondrés, on louerait une serpillière !


Évidemment, la question n’est pas de savoir si les animations lumineuses proposées sont belles ou pas : elles sont ignobles. Vues dans les pages glacées d’un magazine, elles peuvent avoir de la gueule : on te plaque des à-plats de lumière sur une cathédrale gothique, ça a bien sûr de la gueule. Mais sur une cathédrale gothique, même de la bouse de vache étalée au jet aurait de la gueule ! Les installations lumineuses sont faites par des professionnels, elles mettent le paquet et visent l’épate, elles tonitruent pour couvrir jusqu’au souvenir des petits lumignons modestes qu’on a connus. Elles symbolisent le fric et la gabegie face à l’ancienne humilité d’une tradition de bouts de chandelle. Elles ont pour fonction de transformer le cochon de citoyen en consommateur passif d’un événement, alors qu’il en était l’âme, l’acteur et le spectateur tout à la fois. D’ailleurs, écrasé et épuisé, le citoyen déserte et renonce, il laisse les autres se goberger sous ses fenêtres, il arrose sa propre ville de mépris, et la tradition prostituée qui allait avec.


Les gros sabots du monde moderne avancent avec un tel raffut qu’ils finissent par impressionner. On en arrive souvent à ne pas oser revendiquer notre façon d’être et de faire, tant le carnaval boursoufle. Qui aura aujourd’hui le courage de regretter les lumignons, face aux mégawatts bariolés qui peinturlurent le cosmos ? Face à l’inflation de sensations, toujours plus grandioses, toujours plus vulgaires, toujours plus médiatisées, qui rappellera que la ville entière se divertissait pour douze francs par tête de pipe (je parle en francs, et je vous emmerde !) ? On ne faisait rien d’autre que mettre des bougies aux fenêtres, mais ça nous allait. On faisait ça sans souci d’originalité, sans vouloir faire mieux et plus chaque année. C’était un genre d’idiotie qui ne serait venue à l’esprit de personne, pas même à celui d’un élu ! Au moins, on participait à quelque chose en faisait un petit rien. Et ça nous allait. Pour pimenter et marquer le coup, on nous organisait bien un feu d’artifice sur la colline de Fourvière, mais ça n’allait pas plus loin. Les pouvoirs publics assuraient l’ordre, et c’est tout ce qu’on leur demandait. Ils n’avaient pas encore le toupet de nous dicter comment faire notre fête.

On sait qu’à Bruxelles, de doctes technocrates œuvrent pour une Europe qui se passerait de ses citoyens. L’économie, les grands changements, les problèmes environnementaux, la concurrence mondiale sont trop complexes pour qu’on les soumettent aux aléas de la souveraineté populaire. A Lyon, les maires ont d’ores et déjà réussi à phagocyter une fête traditionnelle, à la vider de son sens, à en changer les rites et à la soustraire au peuple. A la place, elle fait du gros pognon. Dans les deux cas, l’élément superfétatoire qu’on ratiboise, c’est le peuple. A la place, des foules consommatrices venues de nulle part donnent l’illusion qu’il se passe encore quelque chose.