mardi 15 septembre 2015

Pornification d'une femme



Il fut un temps où le cul, c’était l’avant-garde. On bousculait les traditions avec sa bite, on renversait les paradigmes sociaux en montrant sa chatte, on suçait pour changer le monde. Se faire enculer était le signe infaillible d’une grande conscience politique, d’un sens de l’engagement que les générations suivantes honoreraient. L’essor du porno fut ainsi la traduction industrielle du slogan politique si positivement connoté : faites l’amour, pas la guerre. En passant, le porno menait sa guerre à lui, contre les us et coutumes dits « traditionnels », contre les mœurs ordinaires, contre ce qu’on appelait la morale. D’activité éminemment privée, la sexualité devint donc chose publique ; d’acte gratuit, elle devint rentable. D’abord confinée à des cercles particuliers, la pornographie s’est imposée avec Internet. Elle ne tient peut-être pas encore sa place au sommet des valeurs, mais oriente et influence, dit-on, les pratiques, ce qui revient au même. De cette position d’avant-garde (très navrante, certes, mais historiquement exacte), la pornographie est arrivée à un statut d’objet de consommation massive, intégrée dans un ensemble de valeurs réduites à l’essentiel : ce qui rapporte. Là où il y a un profit, disait le sage, il y a un marché. La pornographie nimbe notre époque comme le rock investit les années 1960, personne ne pouvant vraiment y échapper. Tout un chacun est désormais parfaitement averti des charmes du hard fucking, des avantages comparés de l’éjac-faciale et du fisting, du goût inimitable du gang-bang. C’est aussi à ce genre d’avancées qu’on peut juger de l’intérêt de vivre dans une époque moderne.



Comme toute industrie, la pornographie a besoin d’hommes, enfin, d’hommes au sens général, et en l’occurrence, elle a surtout besoin de cette catégorie d’hommes que sont les femmes. Elle fait tout son possible pour en promouvoir auprès du grand public les plus méritantes, les plus spectaculaires et les plus douées. Quelques noms ont ainsi franchi la barrière de l’anonymat où leur industrie frénétique les pousse, de Linda Lovelace à Katsumi, en passant par l’inénarrable Cicciolina. Il s’agit de singer ce que le cinéma normal inventa il y a un siècle avec le star système : faire rêver le populo en lui montrant la vie d’êtres supposés d’exception. L’industrie du porno a donc organisé depuis longtemps ces rites d’auto-célébration que sont les cérémonies inspirées des Oscar, elle propose des revues narrant la vie « ordinaire » des femmes qu’on présente pourtant comme « la plus grande salope depuis Agrippine », ou « la Marie Curie de la fellation »… Inventorier ces essais de starification serait probablement amusant mais laborieux, et sans grand intérêt. En revanche, suivre la trajectoire inverse d’une comédienne grand public devenue une vedette de l’écarte-cuisses, voilà qui fait tout l’intérêt de Pornification, le nouveau roman de Jean-Luc Marret.


Le nom de Karin Schubert est peu connu en France, pour la bonne raison qu’elle a fait l’essentiel de sa carrière en Italie, quoiqu’allemande. Ceux qui ont en mémoire la Folie des grandeurs, avec Louis de Funès, se souviendront sans doute de la blonde et teutonne reine d’Espagne, incarnée justement par la Schubert. Son parcours est tout à fait exceptionnel : fille de la guerre, elle est d’abord mannequin, puis actrice de séries B, actrice de cinéma grand public, elle devient actrice de films érotiques après 1968, pour finir dans le porno. On tente désespérément de nous faire prendre les actrices porno pour des actrices, voire de bonnes actrices ; ici, nous avons une actrice qui prouve que le contraire fonctionne. Nous ne pouvons que noter la cohérence du parcours de cette allemande, cette protestante à l’aise avec son corps, héritière des mouvements de jeunesse allemands tels les Wandervogel, pour qui le nu est débarrassé des interdits (puritains ou catholiques) et de la honte, qui ne voit pas de mal à exhiber ce qui est beau, et qui tombe toute ficelée dans le piège de l’industrie porno. Les motivations anti industrielles des premiers nudistes du XIXème siècle n’ont que peu de rapport avec la partouze filmée en caméra subjective, mais un lien les relie quand même, un lien fatal de maturation et d’opportunité.

Le portrait que Marret fait de Karin Schubert ne correspond pas du tout à la vision ludique du porno considéré comme la liberté poussée à son sommet. On est à la fois loin du « jouir sans entrave » et du « mon corps m’appartient ». Il s’agit de faire semblant de jouir face à la caméra, et de se souvenir que ton corps appartient au Marché. Les promesses ronflantes de la libération sexuelle dans sa version spectaculaire n’aboutissent qu’à l’exploitation sordide des corps, à leur monstration sans ambages. A travers le cas de Karin Schubert, c’est notre monde en entier qui, pas à pas, se soumet aux lois de l’offre et de la demande, abandonnant toute réticence, toute objection qui ne cadrerait pas à ce diptyque infernal. La pornification, c'est un processus mental, moral, industriel que nous voyons à l'oeuvre à travers la vie de Karin Schubert, mais qui a touché l'occident tout entier.

Il s’agit d’un roman, non d’une biographie au sens traditionnel. Marret réinvente l’itinéraire de l’actrice en décrivant par le menu quelques un de ses films, avec ce sens du grotesque qu’on avait vu si efficace dans son premier roman. A coups de scalpel, il dépiaute le cadavre de la carrière de Karin Schubert, pour y trouver l’image même de la femme exploitée. Dans son cas, l’exploitation fut poussée plus loin encore qu’à l’ordinaire, étape par étape, toujours plus bas. Quand on n’a plus rien à vendre, il reste encore son cul (ou son ventre, comme dirait Pierre Berger). Oui, contrairement aux certitudes d’un certain féminisme de l’époque, toujours à l’œuvre aujourd’hui d’ailleurs, la participation active des femmes à l’épopée porno n’aura enfanté qu’une nouvelle façon d’en faire des objets : c’est toujours et encore le plaisir de l’homme qu’il s’agit de satisfaire. Qu’on ait pu apparenter le porno à une forme de libération est une aberration qu’on a du mal à comprendre aujourd’hui, à quarante ans de distance, devant l’évidence des faits. Mais plutôt qu’une dénonciation en forme de manifeste, Jean-Luc Marret décrit le parcours humain de l’actrice, voué à une sorte d’échec particulier : un échec parallèle au succès, qui le fait entrevoir, qui le fréquente, court à ses côtés puis s’en éloigne inexorablement. Au cœur de l’affaire, il y a la beauté blonde comme objet de désir, comme instrument d’un certain pouvoir qui peut se retourner contre son possesseur. Il y a aussi la volonté de réussir qui devient bientôt besoin de s’en sortir, puis de survivre. Karin Schubert est ainsi la femme qui se sacrifie à la fois pour le plaisir des hommes, pour sa famille et pour une mission qui, peut-être, échoit aux femmes de son ordre.
Comme la Femme pauvre de Léon Bloy, elle est celle qui donne, et que le monde ne se retient pas de piller.