samedi 17 novembre 2018

Les vieux des magazines qui ont des dents blanches


A en croire les chiffres, il semblerait que certaines personnes achètent encore ce qu’on appelle des magazines. Oui, aussi incroyable que cela paraisse, on peut trouver l’Obs, le Point, Paris-Match, l’Express etc. chez de simples particuliers comme vouzémoi, et pas seulement dans la salle d’attente du proctologue, leur milieu naturel. Ce phénomène touche heureusement à sa fin et s’il faut croire en quelque chose de beau en ce bas monde, c’est en la disparition de la presse que nous mettrons nos espoirs les plus fébriles.



C’est entendu, la pub n’est qu’une sous-catégorie de l’activité humaine, une discipline brassant des milliards grâce à une absence totale de honte et un goût impérieux pour l’argent, fût-il parvenu au dernier degré de la puanteur (quoique que cette sous-catégorie-là ne mériterait pas que des esprits aussi distingués que le mien et le tien, lecteur, lui consacrassent un instant, reconnaissons qu’elle représente quand même un marché mondial de 500 milliards par an, et pleurons). Avouons que nous savons déjà de quoi sont faites ses recettes, de quelles bassesses elles usent en permanence, sur quels instincts régressifs elles s’appuient pour vendre, vendre, toujours vendre plus. Et surtout, clamons ici que nous savons à quelle corruption des sociétés son califat mondial participe. Ceci posé, permettons-nous d’observer quelques images publicitaires, choisies parmi les plus atroces, pour trouver le prétexte à une saine détestation hebdomadaire. Cette semaine, les publicités pour les assurances retraites.


Dans la longue liste des gens dont l’existence entretient notre haine, une place doit être réservée aux vieux-des-magazines-qui-ont-des-dents-blanches (VDMQODDB) : la première. Ah, qu’ils sont laids, et pitoyables, et faux, et indécents ces vieux des pubs pour les assurances ! Ah, qu’ils mériteraient de démontrer leur forme pétaradante dans des mines de sel ! On le sait, la publicité est la science des clichés, elle met toutes ses ressources dans la production illimitée d’images fausses, de poncifs époustouflants et de stéréotypes en acier chromé. Pour faire la promotion des assurances complémentaires de retraite, la pub bricole une image invraisemblable à la hauteur des fantasmes du client : on prend deux vieux qui n’ont absolument pas l’air de l’être, sinon qu’ils arborent une belle chevelure blanche (et qui brille), on leur fait passer un pull à col roulé, des pantalons sport, une écharpe en mohair est jetée sur les épaules de madame, et on leur ordonne de prendre une pose dite « complice » : ils s’enlacent, ils font du vélo de conserve, ils naviguent sur l’eau (bateau obligatoirement à voiles), ils font du jogging, ils dînent au Champagne et, dans tous les cas, sans aucune possibilité d’exception, ils s’esclaffent !


L’art des pubards n’est pas très compliqué : filmer ou photographier des gens en train de rire, de sourire, de sur-rire, de se tordre les côtelettes, de se dégoupiller le gloton du fond à grands coups de ha, ha ! Pour les plus sophistiqués, le marrage sera ponctué d’un geste si vulgaire qu’il devrait valoir trente ans de prison (avec séances de fouet hebdomadaires) : le pouce en l’air. Là, comme dirait Dieudonné, quand un publicitaire en est à présenter de gens rigolards qui montrent leurs pouces à l’objectif, je te cache pas que c’est la misère ! Le pouce en l’air (avec exultation dentaire, toujours !), c’est l’équivalent théâtral du smiley : l’infinie gamme humaine des expressions réduite à un signifiant pour classes maternelles. Un con a affirmé qu’un bon dessin valait mieux que mille mots : nul doute qu’il faut aussi préférer la simplicité directe du smiley à un autoportrait prise de tête de Van Gogh. Des gens viendront après nous, qui établiront scientifiquement la part prise par la publicité dans l’effondrement du langage humain ordinaire, et sa responsabilité dans la régression des nuances dont on disposait, jadis, quand on s’était un peu élevé au-dessus de la brute.

Les VDMQODDB ne se contentent pas d’avoir des dents blanches, ils ont aussi le ventre plat, la joue ferme, la taille mannequin, le cheveu long, ondulé, abondant et, à les voir ainsi vigoureux et séduisants, on est sommé d’en conclure qu’ils ont une vie sexuelle du tonnerre de Dieu. Merde : on nous prend pour des cons ! Le fait d’avoir souscrit un contrat d’assurance qui, le moment venu, règlera les frais d’obsèques, n’a jamais transformé un sexagénaire bedonnant en playboy, un papy rhumatisant en athlète, une antiquité moche comme un pou en midinette girly. C’est pourtant cela, le message. La pub ne montre jamais que des vieux de synthèse, détachés de toute réalité, des vieux bien dans leur vielle peau, qui ne souffrent ni des atteintes à leur corps ni d’avoir à vivre dans un monde qui leur est devenu étranger, des vieux qui n’ont que des rapports fantastiques avec leurs enfants, qui ne sont ni divorcés ni abandonnés de tous, qui ne sont pas au minimum vieillesse (contrairement à 437 000 cons qui doivent faire avec 800 euros par mois), qui ont des amis, des loisirs, du bon temps devant eux. Aussi incroyable que cela paraisse, ces vieux-là n’ont pas peur de la mort, ils semblent même ne la considérer que comme une chose à gérer, une formalité qu’on peut rendre inoffensive par contrat, une étape de plus dans leur perpétuelle jubilation. La mort, semblent-ils nous dire, c’est pas la fin du monde ! Ils ont un contrat d’assurance-vie : ils peuvent donc vivre heureux, comme dans une éternelle quarantaine idéalisée. Ils sont sortis de l’Histoire : tout ce qui s’apparente à un emmerdement est gommé de leur destin et leur denture rutilante est chargée d’exprimer la joie qui en découle.


Pire encore : par leur exemple et par contraste, les vieux-des-magazines-qui-ont-des-dents-blanches rendent indignes les vieux du modèle standard, dont le dos se courbe, dont la démarche est raide, les vieillards hachurés de rides qui n’ont plus assez de muscle pour faire les cons en trottinette, qui aiment à rester assis devant la télé parce qu’à tout prendre, c’est moins fatiguant qu’une partie carrée entre couples d’anciens cadres du tertiaire en croisière toutes options aux Iles grecques. Leur pimpance discrédite la vieillesse normale, et l’optimisme hilare qu’ils incarnent est une insulte aux sentiments de ceux qui ont longtemps vécu, autant qu’aux règles de probabilité.


Mais, me reprochera-t-on, tu préfères des vieux tristes et qui font la gueule ? Face à l’artificialisation de la vieillesse, ma réponse est oui. Oui, tout plutôt que ces vieux singeant les jeunes, faisant les pieds au mur et intimant au genre humain l’impératif catégorique de rester en forme. Tout plutôt que l’image d’enculés radieux semblant nous dire : je suis à la retraite, je m’éclate, je suis un touriste du monde jusqu’à la fin de mes jours, je roule en 4X4, je bois des margharitas toute l’année, je vais de piscine en piscine, je vis de pine et d’eau plate et j’en ai plus rien à foutre de vos gueules ! Je réclame que les pubs leur fassent quitter ce paradis de la consommation enchantée, protégée du monde par un contrat à prélèvements mensualisés. Je réclame que les VDMQODDB soient comme nous, qu’ils échangent ce masque ravi pour une dignité plus modeste et, pourquoi pas, pour endosser nos airs graves, notre tristesse, nos hontes et notre colère de vivre ici et maintenant.