vendredi 15 mars 2019

Les humanités étanches


Jeudi dernier, à la tombée du jour, traversant sous la pluie le quartier du faubourg Saint-Antoine pour me rendre à mon hôtel, mon regard est attiré par un spectacle irréel : au premier étage d’un immeuble, surmontant un Mc Do, une enfilade de baies vitrées laisse voir l’activité en cours dans une salle de fitness (j’ignore si ce mot est toujours à la mode dans ce milieu, il a peut-être été jugé insuffisamment anglais et remplacé par un autre ; je me souviens qu’on parlait « d’aérobic » dans les années 1980, je pense que ce terme n’a plus cours que chez les dinosaures - on s’en fout).

Contrastant avec l’obscurité vespérale et l’affairement obsessionnel des travailleurs occupés à rentrer le plus vite possible chez eux (surtout ceux qui n’ont pas de parapluie), des dizaines de personnes en short moulant sautillent dans une salle éclairée au néon. Plus précisément, ils sautillent sur place sur des tapis roulants, ils s’accroupissent sous d’autres types de machines, semblant franchir des cols montagneux en poussant des grosses poignées latérales, ils tortillent du cul chargés d’haltères fluo, ils font des efforts devant des miroirs ou face à ces fameuses baies vitrées. Je me dis qu’à cette heure tardive, les baies forment de toute façon d’immenses miroirs où le narcissisme des athlètes peut se réfléchir sans encombre.

Je m’arrête sur le trottoir d’en face et je mate. Autant je peux comprendre qu’on se donne de la peine pour abattre un arbre, pour pousser une voiture en panne, pour monter une machine à laver au cinquième étage, pour repeindre un plafond ou pour échapper à un lynchage, autant je m’interroge sur un effort pratiqué en vain, sans autre justification que lui-même. Quel étrange destin que celui d’une énergie dépensée dans le vide, qui ne trouve sa raison d’être qu’en s’accomplissant. Où vont ces joules à jamais perdus ? Pourquoi soulever un haltère et le reposer aussitôt ? Ne serait-il pas plus simple de le laisser au sol ? Ces gens-là ont peut-être besoin de maigrir, me dis-je, et pensent que la transpiration les y aidera. Mais je remarque que les silhouettes sont élancées, fines, sportives, racées : on y chercherait en vain un kilo à perdre. Je remarque aussi que la quasi-totalité de ces champions écoutent de la musique dans des casques énormes (mais peut-être écoutent-ils les cours du Collège de France donnés sur France-Culture ?). Je reste là quelques minutes, comme un de ces vieux mecs fascinés qu’on voit toujours près des chantiers urbains, qui admirent les engins de travaux publics sans rien comprendre de leur manège. Puis je repars, m’avisant que j’appartiens à une autre humanité.


Je me rends immédiatement compte que mon impression contredit tout ce qu’on m’a appris depuis l’enfance. L’humanité est censée posséder deux caractères intangibles : elle est au singulier et s’orne d’un H majuscule. Pourtant, une fois de plus, l’idéologie et la morale doivent céder devant la lourdeur des faits, ces sportifs de baie vitrée forment une humanité qui n’a plus rien de commun avec la mienne : il en existe donc deux ! A la rigueur, pour ne pas affronter un dogme trop puissant, je veux bien convenir que l’Humanité demeure une, comme la République française, mais elle n’est pas indivisible. Elle peut être scindée en deux catégories : les gens normaux (c’est-à-dire comme moi) et ceux qui sont capables, après une journée de travail, de passer un collant et de se rassembler dans une salle pour y faire des cabrioles d’enfants de sept ans, au vu et au su de la ville entière. Deux catégories bien étanches qui s’ignorent mutuellement, et dont chacune pense sans doute que rien n’existe en dehors d’elle. Un sentiment me surprend moi-même : malgré le grotesque apparent des sportifs en salle, qui saute aux yeux sitôt qu’on prend la peine de les observer, je ne peux m’empêcher de penser que leur activité doit avoir des justifications solides. Il est impossible en effet que le simple plaisir du gigotement justifie à lui seul le gymkhana public qui s’accomplit ici chaque soir. Mais là n’est pas la question. Quelles que soient les raisons de ceux qui osent le fitness et de ceux qui préféreraient mourir plutôt que d’y céder, une faille abyssale les sépare, aussi radicale que celle qui séparait Christophe Colomb des peuples qu’il dérangea.

Pour déconcertante qu’elle fût, cette prise de conscience ne m’empêcha pas de passer une agréable soirée chez Jenny, ma brasserie préférée, autour d’une choucroute. Pour le dire franchement, dans mon esprit, les charmes de la cuisine alsacienne l’emportèrent sur l’intuition que l’humanité est composée de deux parties irréconciliables. La lucidité n’interdit pas de conserver le sens des hiérarchies.

De retour à l’hôtel, plongeant enfin dans l’oisiveté, je zappe quelques minutes, juste assez pour apprendre qu’un groupe de rock sataniste suédois (ça existe) vient d’être interdit de concert dans un pays lointain, les autorités ayant à cœur de protéger leur jeunesse de tout ce qui pourrait rendre Satan plus séduisant encore. Tiens, tiens, me dis-je, bien décidé à m’en foutre énormément. Mais voici que la télévision diffuse quelques images d’un concert de ces Vikings, et je découvre soudain qu’il existe, en plus des deux premières, une troisième humanité ! Une humanité qui écoute une épouvantable musique en faisant, pendant deux heures vingt, les cornes avec ses doigts ! Bras en l’air, hilares (ou peut-être sont-ils tout simplement hébétés), grimaçants, des milliers de fans se sont déplacés pour avoir le plaisir de faire les cornes tous ensemble sous les gémissements d’un chanteur qui meurt de soif. La gueule du chanteur ? Indescriptible. Imaginez un Gitan déguisé en drag-queen, que ses potes des Saintes-Maries-de-la-Mer auraient passé à tabac avant de lui rouler dessus avec la caravane. On aurait dit que ses fringues avaient été lacérées et que des lézards à iroquois y nichaient depuis trois hivers. Sur la scène, une profusion de matériel digne de l’armée américaine, des explosions, des feux de Bengale, une pyrotechnie à faire frémir les enfers, des jeux de lumières détachant les silhouettes comme dans un cauchemar de marais saturés de miasmes. Partout, un bordel de croix, de fourches dressées en l’air, de crânes de vaches, de totems à la con. Le metteur en scène a choisi de faire dans le grandiose et y a réussi. Il a même réussi à créer une catégorie nouvelle, le grandiose-ridicule, dépassant les décors des plus coûteux péplums. Tout ce carnaval est mis au service d’une musique qui disparaît littéralement sous le son, un son si proche du raffut d’excavatrice qu’on croirait que la scène va finir par glisser dans un immense terrier.


Je n’ai évidemment rien compris des grognements du chanteur. J’imagine qu’il ne chantait pas l’amour. Ce qui m’a frappé d’emblée, c’est l’absence radicale d’humour, et cette idée m’a parue plus effrayante encore que l’air méchant des satanistes. Il faut ne s’autoriser aucun recul sur soi pour se grimer et agir de la sorte, pour singer la Bête avec autant d’entêtement et se produire dans ce pompeux décorum. Il faut n’accepter aucune entorse au sérieux de la chose, sous peine d’éclater de rire à en mourir.


Pour en revenir au susnommé Christophe Colomb et aux conséquences de ses découvertes, il faut se rappeler qu’en 1537, le pape Jules III publia une bulle qui reconnaissait aux Indiens non seulement une âme et la pleine qualité d’Hommes, mais qui interdisait aussi qu’on les réduisît en esclavage, qu’ils adoptassent la foi catholique ou pas ! Cette bulle s’inscrivait d’ailleurs dans la lignée du testament d’Isabelle la Catholique (1504), interdisant déjà toute forme d’esclavage des Indiens, Indiens à qui on avait donc reconnu la dignité d'êtres humains. La question posée était fort logique tant cette nouvelle humanité différait de l’ancienne. Il y avait tellement peu de points communs entre « eux » et « nous » qu’il fallut de doctes débats pour décider du caractère humain de ces gens-là, moins évident alors qu’il ne l’est aujourd’hui pour nous, malins comme nous sommes (par symétrie, les Indiens en arrivèrent à noyer un soldat espagnol pour s’assurer que celui-ci était un homme, et non un dieu immortel – sage précaution). Eh bien, je prétends que si les Espagnols du XVIème siècle avaient connu nos sportifs de tapis roulants et nos chanteurs-pour-Belzébuth, ils eussent prolongé leurs débats bien plus longtemps et, qui sait, abouti à d’autres conclusions.