dimanche 23 janvier 2022

Deux cents ans d'avance

 


 Il y a quelques années de cela, un ami intelligent me fit une remarque qui me sidéra et me fit douter non pas de son intelligence, mais du fait que nous vivions, lui et moi, dans le même monde. Autour d’un Mercurey, nous parlions cinéma. De fil en aiguille, nous en arrivâmes au stade de l’échange de films. Il commença à égrener les titres, cliquant ici ou là quand l’un d’entre eux soulevait son intérêt. Après quelques clics, je l’entendis prononcer cette phrase : mais… mais, tu regardes des films en noir et blanc ? Il n’avait jamais envisagé qu’une telle chose fût possible. Pour cet innocent, tout le patrimoine cinématographique en noir et blanc équivalait exactement à rien, il le voyait comme une ménagère suréquipée considère un vieux lavoir de village décoré de géraniums par la municipalité, et compissé régulièrement par les chiens. 

J’ai eu, depuis, l’occasion de comprendre que bien des gens ont le même travers concernant la littérature classique. Je ne parle pas d’individus qui ne lisent rien du tout, j’évoque ceux qui lisent bel et bien des livres, et de la littérature, mais une certaine littérature dont est exclu, dans le meilleur des cas, tout ce qui précède la première guerre mondiale. On m’a dit qu’on ne supportait pas les phrases trop longues ; on m’a dit que s’il fallait lire avec un dictionnaire sous le coude, autant renoncer ; on a douté devant moi de la possibilité qu’un écrivain bourgeois du XIXème siècle pût enseigner quoi que ce soit d’utile à un péquin moderne ; on m’a dit « aujourd’hui, mec, on parle plus en alexandrin » (je jure que c’est vrai !), on m’a dit qu’on préférait lire les Américains, même via une traduction : bref, on m’a tout fait.

Quand on considère l’Éducation sentimentale (de Flaubert, je précise pour qui vous savez), on peut aisément convenir que le type des deux personnages principaux ne se rencontre plus guère aujourd’hui. Non pas que le mal qui ronge Frédéric ait disparu, au contraire : idéaliste, indécis en amour comme en d’autres domaines, amoureux bafoué, un peu con, un peu aveugle, délicat de sentiments, velléitaire, tout cela est éternel. Non pas que l’objet de son amour, madame Arnoux, manipulatrice, avide de sécurité, n’ait plus d’équivalent psychologique aujourd’hui. Simplement, leurs actions sont guidées par les valeurs et les usages de la société de leur temps, et s’ils vivaient parmi nous, ils n’agiraient plus de même, ils ne pourraient plus le faire. Un Flaubert revenant en France en 2022 (le pauvre) devrait réécrire son chef d’œuvre : Frédéric serait brutal et chialerait souvent (tout en étant vindicatif) ; madame Arnoux ne serait pas appelée « madame Arnoux » mais Chloé, et finirait une phrase sur deux en disant putain. Ils se rencontreraient dans un salon de tatouage.

Mais ça n’est que l’habillage des choses, comme la moustache, le chapeau et la canne de Charlot sont les accessoires de son génie. Qui, sous prétexte qu’on ne porte plus de chapeau, serait assez con pour ignorer ses films ? Qui préférerait la 3D à la Ruée vers l’or, le DTS 7.1 au Cirque ?

En matière de littérature ou de cinéma, finalement, le lecteur compte presque autant que l’auteur. Sans lecteur de bon niveau, l’auteur est condamné à l’oubli. Si le lecteur n’est plus capable d’apprécier une syntaxe ancienne (c’est-à-dire, souvent, parfaite), voire de la supporter, s’il ne peut passer outre les archaïsmes narratifs, les dialogues trop écrits, les situations d’un autre âge, c’en est fini du chef d’œuvre. Si un spectateur ne peut plus accepter de voir un film muet, en noir et blanc, ou s’il s’endort devant un montage calme et des plans de plus de cinq secondes, les trésors du cinéma ne servent plus à personne. Heureusement, la curiosité et l’intérêt pour les chefs d’œuvre dépassent toujours la médiocrité propre à chaque époque, et malgré tout, les œuvres majeures trouvent leurs admirateurs. C’est bien le sens de la formule de Nicolas Gomez d’Avila : « La postérité n’est pas l’ensemble des générations futures. C’est un petit groupe d’hommes de goût, bien élevés, érudits, dans chaque génération ».

En noir et blanc ou en alexandrin, une grande œuvre nous met en présence de personnages qui se retrouveront dans toutes les époques, par-delà leurs atours. Nous trouvons toujours, même dans des personnages annexes, des portraits exacts de nos plus exacts contemporains, de nous-mêmes.

Pour en rester à Flaubert et à l’Éducation sentimentale, comment ne pas voir dans le personnage de Hussonnet le portrait anticipé de nos douteurs compulsifs, dénichant le complot partout, surtout où ne se trouve pas, et voyant sous chaque fait la confirmation que « la réalité est plus complexe », pour citer une des phrases les plus absurdes du moment ? Comment ne pas reconnaître en lui le téléspectateur boulimique capable de réciter durant le repas ce qu’il a entendu sur quinze plateaux-télé, mais toujours désespérément incapable d’en produire une synthèse sensée ?

« Hussonnet ne fut pas drôle. A force d’écrire quotidiennement sur toute sorte de sujets, de lire beaucoup de journaux, d’entendre beaucoup de discussions et d’émettre des paradoxes pour éblouir, il avait fini par perdre la notion exacte des choses, s’aveuglant lui-même avec ses faibles pétards. (…) Il doutait cependant des faits les mieux prouvés, niait l’histoire, et contestait les choses les plus positives, jusqu’à s’écrier au mot géométrie : « quelle blague que la géométrie ! » »

La presse ? Les talk-shows ? Hanouna ? C’est par ici :

« Un jour, plusieurs numéros du Flambard lui tombèrent sous la main. L’article de fond, invariablement, était consacré à démolir un homme illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, les cancans. Puis, on blaguait l’Odéon, Carpentras, la pisciculture, et les condamnés à mort quand il y en avait. La disparition d’un paquebot fournit matière à plaisanteries pendant un an. Dans la troisième colonne, un courrier des arts donnait, sous forme d’anecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs, avec des comptes rendus de soirées, des annonces de ventes, des analyses d’ouvrages, traitant de la même encre un volume de vers et une paire de bottes. »

Mélenchon ? Poutou ? Vous voulez un portrait de ces deux pénibles, de la main même de Flaubert ?

« Plus d’académies ! Plus d’Institut ! Plus de missions ! Plus de baccalauréat ! A bas les grades universitaires ! Conservons-les, dit Sénécal, mais qu’ils soient conférés par le suffrage universel, par le Peuple, seul vrai juge ! Le plus utile, d’ailleurs, n’était pas cela. Il fallait d’abord passer le niveau sur la tête des riches ! Et il les représenta se gorgeant de crimes sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se tordant de faim dans leurs galetas, cultivaient toutes les vertus. »

Les exemples ne se comptent plus. Les épisodes se déroulant pendant la révolution de 1848 sont parmi les plus savoureux, avec leurs scènes de grand foutoir où chaque imbécile « empoigne la parole » à sa guise. Le passage sur le Club de l’intelligence est splendide, comme tiré d’un compte-rendu de Nuit debout : 

« Il était de ceux qui, le 25 février, avaient voulu l’organisation immédiate du travail ; le lendemain, au Prado, il s’était prononcé pour qu’on attaquât l’Hôtel de Ville; et, comme chaque personnage se réglait alors sur un modèle, l’un copiant Saint-Just, l’autre Danton, l’autre Marat, lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre ». 

Plus loin : 

« On avait eu l’âge de haine, allait commencer l’âge d’amour. », 

qui anticipe d’un siècle les fameux lendemains qui chantent ou le référendum d'initiative populaire...

Quand on y pense, chaque confirmation que les imbéciles sont toujours les mêmes a quelque chose de réconfortant : au moins, ils ne progressent pas. La seule incertitude réside dans la puissance de l’esprit qui s’oppose à eux, et dont on a bien l’impression, ces derniers temps, qu’elle ne suffit plus. Mais c’était déjà l’opinion de Flaubert, avec deux cents ans d'avance.