lundi 7 novembre 2011

Guerre totale, putain de roman


Qui ça intéresse, la rentrée littéraire ? A part quelques libraires, quelques rombières, quelques quinquagénaires, qui a encore assez de temps libre à consacrer à l’élagage de cette absurde jungle ? Combien de romans ? 600 ? 700 ? 654, très officiellement, à ce qu’il paraît…
Est-ce qu’on se figure bien ce que ça représente ? Il n’y a peut-être pas, dans l’histoire du monde, sept cents livres qui méritent d’être lus, et voilà que chaque année, en France, la littérature industrialisée déverse sur nos têtes un coulis romanesque toujours plus épais. La littérature est entrée dans l’âge massif.
Heureusement, des éditeurs continuent de publier des livres à leur rythme, et sans calcul. L’Editeur, par exemple.

Guerre Totale, premier roman de Jean-Luc Marret, est ce que les journalistes ont coutume d’appeler un « ovni littéraire », pour éviter d’avoir à trouver une meilleure définition. Un « ovni littéraire », en bon français, c’est un livre qui surprend, qui n’adopte pas les codes habituels et s’empare d’un sujet en créant sa propre partition. C’est aussi, peut-être, un livre qui paraît si éloigné des canons du succès public qu’on le croirait chu d’une autre planète. D’où l’image de l’ovni… C’est que Guerre totale n’est pas, comme on pourrait le craindre, un énième réquisitoire contre la guerre, pas plus que son apologie, d’ailleurs. C’est plutôt la version littéraire d’une réflexion sur cette activité fondamentalement humaine, l’auto violence globale, et l’exploration très fine de ses variantes. Un auteur qui ne pose pas sa morale comme un CV (avec ce que cela comporte de dénonciations convenues, d’offuscations de bon goût et de position morale supérieure), c’est devenu suffisamment rare pour être remarqué.

« Des limousines, de vieilles limousines popofs, des Volga, achetées à un trafiquant ukrainien, se garèrent face à l’entrée, autour d’un grand arbre calciné, et en faisant crisser le gravier gelé. Le Chef du Parti – la fonction officielle du mâle alpha du pays, le Phallus supérieur – se fit attendre. Comme toute dictature digne de ce nom, n’est-ce pas, mes chéris, le pays se trouvait sous le contrôle d’un parti unique, lui-même commandé par un seul homme, lequel à son tour était la proie d’un vertige. »


Il ne s’agit pas d’une guerre, mais de la guerre. L’action, s’il faut résumer, se passe partout, c'est-à-dire ici même. Partout en même temps, de façons différentes mais avec une remarquable constance, des hommes se battent. Le théâtre principal est l’Albanistan, pays de merde comme on en fait de plus en plus, conjuguant archaïsmes mentaux et moyens de destruction sales. Tout est ringard en Albanistan, les matériels comme les combattants, les communications comme le régime politique. La seule chose qui fonctionne encore, c’est la boucherie humaine, mélange hallucinant de violence crue, d’à peu près méthodiques, d’improvisations martiales et d’un burlesque à se pisser dessus. L’humanité en guerre totale ne fonctionne d’ailleurs plus qu’en deux modes simultanés : la haine active et le grotesque. Le héros peu reluisant de cette fresque n’a plus comme dernière religion que la volonté de s’en sortir. Passer entre les balles lui semble une raison de vivre bien suffisante. Dans la galerie de personnages inquiétants qu’il croisera, une femme incarne la guerre des sexes, qui se répand sous le feu de la guerre globale : Manjola, cinglée totale. C’est évidemment une hystérique, c'est-à-dire le pendant féminin du génie destructeur des hommes, avec son charme si particulier…

Une précision : la violence mise en scène ici n’a rien à voir avec celle que l’on trouve, par exemple, chez un Bret Easton Ellis, avec sa monotonie dans l’immonde, sa complaisance sadique et son esthétique de série Z.

Dans ce premier roman, Jean-Luc Marret réussit le coup de maître de conjuguer les tons, les rythmes, les plans narratifs, de superposer les modes lyrique, technique, comique, psychologique, poétique, de multiplier les angles de vue, d’embrasser le génie violent de l’humanité jusque dans ses implications sexuelles, pour nous donner une odyssée d’images fantastiques (explosion nucléaire vécue, parachutage de millions d’êtres, invasion atomique finale, etc). Le récit est haché, coupé, tronçonné d’interruptions impressionnistes ou d’informations qui forment un tout haletant, angoissant et drôle à la fois, et même poétique. C’est comme si l'on suivait les opérations d’une guerre devenue générale en étant soi-même dépassé par le rythme du monstrueux bordel. C’est une littérature qui pétarade de partout, qui bondit, s’affale et détale dans un même mouvement, qui zappe et s’hystérise en conservant une profonde compassion pour ceux qui font ce qu’ils peuvent. Mais ici, à la différence d’une certaine littérature contemporaine confite en mode compassionnel et devenue aussi chiante qu'une armée de bigotes, l’énergie de la langue, féroce, drôle, baroque, barbare, déferle sur un monde qui reste à plaindre, même s’il est habité par la démence.