vendredi 11 mai 2012

Le futur pour les nuls


En observant comment nos ancêtres avaient imaginé notre époque actuelle, l’impression qui domine est la naïveté. Tout le monde ne peut pas s’appeler Orwell, ni Huxley. Règle absolue : la naïveté est toujours plus grande quand l’anticipation se fonde sur le Progrès, domaine où l’idiotie peut avancer sans obstacle. Les petits malins qui pensaient que l’an 2000 serait stupéfiant parce que les citoyens disposeraient d’avions personnels, par exemple, ne pouvaient pas imaginer, en même temps, que les avions servent à lâcher des bombes, à espionner les gens, qu’ils contribuent de façon considérable à la pollution, qu’ils coûtent une fortune, qu’ils font un raffut du diable, qu’ils amplifient les épidémies, etc. Ils n’imaginaient pas non plus que les individus pourvus d’avions personnels puissent continuer d’être malheureux, jaloux, envieux, éjaculateurs précoces, violents ou cons comme des manches. Oui, l’optimiste progressiste croit, au moins de façon induite, qu’un avantage technique change la donne anthropologique. Bien sûr, il le nie lorsqu’on lui en fait la remarque. Mais si l’on pense que les femmes sont malheureuses parce qu’elles lavent le linge à la main, on en déduit peu ou prou que la machine à laver leur ouvrira la porte du bonheur. Logique mécanique.


Après les deux guerres mondiales, et surtout à partir de la fin des Trente glorieuses, il est devenu très difficile de continuer à « croire au progrès ». Le moindre employé des Postes avait compris que son automobile, censée lui faire gagner du temps, lui en faisait bel et bien perdre chaque matin sur ce putain de périph. L’extraordinaire développement du confort domestique se révélait pour ce qu’il est réellement : un détail. Curieusement, le temps dégagé grâce aux robots ménagers, aux machines diverses, aux surgelés et aux couches-culottes n’amena ni le bonheur conjugal, ni l’émancipation, ni la jouissance effrénée d’un temps libre proliférant, ni l’harmonie entre les générations, ni le développement de savoirs nouveaux. Rien d’autre que du vent.

Pourtant, depuis le début de l’ère informatique, les nouveaux positivistes repartent à l’attaque. Chaque progrès technique est redevenu cette parcelle de bonheur humain qui, ajoutée à d’autres, devra bien finir par nous rendre heureux, bordel de merde. A la différence d’avec le temps d’Auguste Comte, les philosophes et les intellectuels ne participent plus au rêve, mais ils sont efficacement remplacés par les publicitaires, les journalistes et les relais d’opinions qui n’existaient pas il y a un siècle et demi. Il n’y a pas d’écran plat, de souris sans fil ni de clé USB II qui ne porte, en soi et grâce au zèle de ces nouveaux prophètes, la promesse d’un bonheur toujours plus hilare.

Google et les principaux acteurs de cette révolution hi-tech n’en sont pas à un mensonge près. La chose s’est même institutionnalisée à travers les petits films qu’ils nous délivrent désormais avant de lancer un nouveau produit. Ce genre de clip nous présente toujours une version parfaite de la merdouille à venir, dans un univers totalement contrôlé d’où ont disparu les bugs, les couacs, les tilts et les flops. Un exemple fameux est le clip pour l’Iphone 4S, censé comprendre les ordres vocaux et, partant de là, nous faire atteindre le statut indépassable de maîtres ordonnant, mais qui s’est avéré être une considérable bouse. De la même façon, depuis plus de vingt-cinq ans mais avec une intensité faible, on nous présente la voiture électrique comme un petit miracle sur roulettes, un truc qui va nous rendre non seulement silencieux, vertueux, propres, mais aussi heureux, puisqu’il est entendu que le bonheur n'est qu'une extrapolation méthodique de l’hygiène.


Dernière propagande en date : les lunettes de Google. Au-delà des lunettes à « réalité augmentée », au-delà de l’expression elle-même, qui est un non-sens comique, je veux m’attarder sur le clip d’endoctrinement qui présente la nouvelle merveille aux myopes que nous sommes. Qu’y a-t-il dans ce clip ?




D’abord, de la musique. Une musique particulièrement insane, mais présente dès le début de l’épisode. Nous sommes en mode « caméra subjective, et pour cause, puisqu’on nous propose de voir à travers les fameuses lunettes du pauvre con servant de modèle à notre futur.
La journée du blaireau commence à 9H10. Il s’étire, comme sortant du lit, mais est déjà devant un écran d’ordinateur. Sa lunette-agenda lui indique le programme de la journée : il doit voir Jess, à 18H30. On en déduit que le reste de la journée sera consacré à glander, ce que le film confirmera.
Le naze boit son café seul, et mange un hamburger chez lui, seul, comme une merde. Mais ce n’est pas grave car soudain, oh, un appel d’un pote pour un rendez-vous (pas par téléphone, bande de ringards, mais par sms-sur-lunette, ce qui change tout) ! Ok, le rendez-vous est donné, à 14 heures devant une librairie. On note donc que l’homme du futur est jeune (comme son pote), qu’il habite seul (pourquoi s’emmerder avec une famille), qu’il peut se trouver devant une librairie à 14H, ce qui indique qu’il ne travaille pas. Ce dernier point me semble aussi important que peu prémonitoire : des millions de gens n’ont pas de travail, rien de bien nouveau à ça… Si Google compte là-dessus pour nous faire rêver, c’est raté !

Notre couillon désœuvré traverse un square, caresse un chien qu’une domestique promène, car il aime les bêtes. C’est bien. Il est sur le point de prendre le métro (voiture = caca) lorsque, Oh man, really ? le métro est hors service (probablement des grèves). Tant pis, il ira à pied ! C’est si agréable de traverser une grande ville moderne quand on n’est pas pressé… D’ailleurs, les lunettes-GPS lui indiquent la route à prendre. On note donc que l’homme du futur donne des rendez-vous à des endroits dont il semble ignorer le chemin. Détail.
Oh ! encore une surprise ! Décidément, la vie future c’est cool : il tombe devant l’affiche d’un superconcert ce soir : Monsieur Gayno (encore un connard à ukulélé), dont il commande une place aussi vite que la lumière : pas de temps à perdre.
Nous retrouvons notre feignant à la librairie Strand Books. A ce stade, si vous n’avez pas compris que ce bonhomme est un mec cool, c’est que vous êtes incurable : il fréquente des endroits où il y a des liiiivres, des vrais, avec des pages en papier. Preuve qu’il ne menace ni l’ordre ancien, ni la connaissance, ni le romantisme de ces lieux dédiés à l’esprit et à l’acquisition lente, solitaire et heureuse, du savoir. Sitôt entré, il demande à ses lunettes-employées-de-librairie où se trouve la section musique : pas de temps à perdre. Un plan lui indique illico la route à suivre, comme dans une jungle : le rayon musique est à 12 mètres, ce que n’importe quel con du siècle précédent aurait vu de ses propres yeux. Et là, merveille, il trouve le livre convoité : « Apprendre le ukulélé en une journée ». On vous l’a dit : pas de temps à perdre ! Dans le futur comme dans le passé, apprendre à jouer d’un instrument en un jour reste et demeure l’idéal du crétin. Personnellement, ça me rassure.



Comme prévu, son pote Paul arrive au rendez-vous. Sa géo-localisation indique même qu’il est à « 402 feet away from Strand Books », précision utile s’il en est. Son pote est jeune, trentenaire et probablement célibataire, car dans le monde libéré des contraintes que les lunettes Google nous promettent, il ne s’agit pas de se faire chier avec les gonzesses. Pourquoi pas des mômes, tant qu’on y est ? LOL !!!

Les deux saligauds, qui ont prévu de se voir depuis le matin, vont-ils prendre cinq minutes pour causer un peu ? Niet ! Ils se prennent une boisson indéterminée mais probablement équitable au « Mug Truck », et… ils se disent au revoir. Chacun repart avec sa boisson en main, pour se la boire tout seul, en hypocrite ! Oui, dans le futur, toi aussi tu donneras rendez-vous à des gonzes pour NE PAS boire un verre avec. Pas-de-temps-à-perdre, on te dit ! Dans le monde de demain, tu auras tellement d’opportunités géniales chaque jour que tu ne gaspilleras pas du temps avec ce connard de Paul !

Reprenant sa route vers nulle part, notre peigne-fion tombe en arrêt devant une beauté rare : un tag. Ça ne m’étonne pas. Notre mélomane est aussi un amateur d’art. Entreprenant et décidé, il prend non seulement une putain de porte taguée en photo, mais il envoie l’image à ses amis. Dans le futur, avec tous tes amis amateurs d’art qui parcourent les rues la truffe en l’air, tu seras tellement assailli de photos géniales que tu regretteras les soirées diapo des années 80 !

Mais soudain, alors que l’enflure est monté sur un toit (comme un chat de gouttière, il est libre, il prend de la hauteur, il ne fréquente pas les sentiers battus, vous pigez?), un changement anthropologique majeur se réalise sous nos yeux : d’une voix décidée, il commande « music, stop ». Oui, la musique s’arrête ! Alors que le soleil se couche romantiquement, alors que la journée a déroulé ses heures palpitantes, le binoclard décide que, pour un moment au moins, sa vie se passera de musique. Dans le futur, cette chose ignoble sera encore possible ! Qu’est-ce qui peut bien pousser un homme heureux à une telle extrémité ? Réponse : c’est sa copine Jessica, la Jess du début de journée, qui l’appelle. Affaire sérieuse. Le museau de fouine de Jessica apparaît soudain, trop génial ! Tu veux voir un truc cool, Jessy ? Le Stakhanov de la glandouille sort alors son ukulélé de sa poche, et lui joue les trois accords qu’il a pu apprendre en une journée décidément bien remplie, la journée du futur.

Ces trois accords minables suffiront à faire rire d’admiration la pauvre Jessica, ce qui est le seul objectif de toute cette technologie, de toute cette propagande, et finalement de toute activité humaine.