La scène se passe au milieu du mois d’août, lors d’une beach party à la Grande Motte. Soudain, vous évoquez Soljenitsyne : vous avez de fortes chances d’entendre dire qu’il faudrait voir à passer à autre chose. Parlez de Rimbaud tant que vous voulez, de Bukowski ou de Paul Auster, parlez évidemment d’Anna Gavalda ou de Jean-Philippe Grangé, mais Soljenitsyne, non. On reconnaîtra éventuellement que c’est un auteur utile pour comprendre un monde révolu, le soviétisme de papa, mais personne n’interrompra jamais ses lectures de vacances pour se mettre à Soljenitsyne. Pourquoi pas la scolastique de Saint Thomas d’Aquin, tant qu’on y est ?
Pourtant, Soljenitsyne n’a pas seulement écrit sur la Russie, il a aussi exercé son génie critique sur notre système bien aimé. En 1978, dans un discours resté célèbre, prononcé à Harvard, il livre à un auditoire médusé sa vision de l’occident libéral, où il vit alors depuis quatre ans, exilé d’URSS. Il n’a pas eu besoin de plus de temps pour comprendre certains des vices délétères de notre système, et pour en faire un procès lapidaire dans une langue d’une troublante efficacité. Il y aurait beaucoup à dire sur le discours de Harvard, et c’est justement ce qui en fait la valeur. En six ou sept pages, et sans préliminaire, il relève et dénonce plus de scandales que ne le feraient en une vie quarante sociologues militant au Front de gauche. On peut ne pas partager l’aspiration spiritualiste ou chrétienne de Soljenitsyne, mais on serait bien en peine de nier que l’image qu’il donne de notre situation n’est pas juste.
Aujourd’hui, 34 ans plus tard, la distance qui nous en sépare nous rend ce discours encore plus prophétique : on a l’impression qu’il a été écrit la semaine dernière. Tout ou presque s’y trouve : notre appétit de consommer ; la dépression psychologique et morale qui s’ensuit ; l’enflure démesurée de l’individualisme, servie par la prolifération du droit ; la violence de nos vies quotidiennes ; les dérives impunies du pouvoir médiatique et, surtout, les impasses du matérialisme triomphant.
Il nous arrive de penser aux grands critiques de la modernité (Baudelaire, Villiers de l’Isle Adam, Flaubert, Thoreau etc.) et de se dire qu’ils ont au moins eu la chance de ne pas voir ce que le monde est devenu. Il est évident qu’un type comme Léon Bloy, par exemple, revenant soudain parmi nous et placé devant une télévision, se volatiliserait d’indignation en moins de trois minutes. Soljenitsyne est un peu dans ce cas : il arrive d’un autre monde, il a un regard neuf, il n’est pas blasé, il ne trouve rien « normal », il ne cherche pas d’excuse à tout, il est lucide et direct. Il nous offre une des plus précieuses méthodes d’analyse : la distance.
Évidemment, le discours de Harvard ne changea rien, si ce n'est qu'il aggrava encore la réputation de réactionnaire de l’écrivain. Nous pouvons heureusement continuer de dépenser notre treizième mois en famille, allongés sur des plages de crèmes protectrices, livrés à la patience du soleil, profitant des derniers jours avant récession, et du ballet des jet ski , que rythme un ressac épuisé.
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