dimanche 6 mars 2016

Les frontières que l'on feuque


S’il fallait courir mettre une gifle à tous ceux qui le méritent, la vie ne serait plus qu’un interminable galop.
De même, il serait épuisant de relever chaque ânerie médiatique, chaque grossièreté, chaque abrutisme sociétal pour en faire, par exemple, un texte sur un blogue. Et pourtant la tâche, devenue immense, apparaît comme un devoir, non pas tant pour changer quoi que ce soit à la déferlante, mais pour témoigner, devant l’Histoire, que le triomphe universel de la bêtise s’est accompagné de rebuffades, d’ironie, de critiques et de malédictions.

Jusqu’à mercredi dernier, j’ignorais tout de Charline Vanhoenacker, heureux temps. J’ignorais son nom et son existence ; j’ignorais aussi ce que la combinaison des deux imprononçables composant son blaze désignait en termes de gonzesse : c’est un laideron blond comme il en existe tant dans les publicités pour les robots-mixer, les voyages là oùsqu’il fait chaud et les assurances sympa.


Or, donc, tout rempli de mon ignorance, je tourne le bouton de l’autoradio et arrive, par mégarde, sur France Inter. Je tombe ainsi sur une émission de divertissement spirituel nommée « Si tu écoutes, j’annule tout », présentée par ladite Vanheonacker. Quoique anesthésié par la vanité de ma journée, je comprends illico que le divertissement n’est pas spirituel pour l’auditeur, mais pour la présentatrice elle-même et ses comparses, qui tremblent de rire chaque fois que l’un d’eux prononce un mot. Rire à ses propres blagues, c’est à cela qu’on reconnaît les professionnels qui montent dans le Divertissement d’aujourd’hui.
Assaisonné de la sorte depuis une bonne minute, je m’apprête à basculer sur une autre station, lorsque j’entends la mocheté faire allusion à la décision du premier ministre belge de rétablir des contrôles à ses frontières.
Elle précise que si elle avait dû illustrer cette décision avec une chanson, elle aurait choisi « Requiem pour un con » (rires forcés autour de la table) et conclut par ces trois mots puissants : « fuck les frontières ! »

Une des prérogatives « naturelles » des Etats est bien pourtant de décider ce qu’ils font avec leurs frontières, qui peut les franchir et sous quelles conditions. Les frontières sont des limites, des limites devenues inconcevables en nos temps d’illimitation obligatoire et garantie par la Sécurité sociale. Les frontières limitent géographiquement le pouvoir d’une communauté et limitent celui des communautés voisines. Elles définissent un espace de souveraineté dont le principe remonte aux premiers groupes humains (voir la mésaventure de Rémus). Elles sont aussi, par définition, une possibilité de protection pour celui qui se trouve d’un côté, ou de l’autre, de la ligne : si Edward Snowden n’est pas en prison en ce moment, c’est qu’il est protégé par une frontière, hé, Charline ! Et comment donnerions-nous asile à tes potes réfugiés, menacés dans leur pays, sinon en les abritant dans le nôtre, derrière nos... frontières ? Sans frontières, qu’est-ce qui empêcherait une police américaine, turque ou pakistanaise de venir arrêter un emmerdeur en plein Paris ? Qu’importe ces évidences, un certain crétinisme idéologique a décidé que les frontières, une fois pour toutes, c’est FUCK ! Notons au passage, et sur ce point, la touchante proximité d’opinion entre les redoutables No border, Charline Vanhoenacker et le haut patronat français. Il faut croire que, face aux méfaits des frontières, les intérêts du gros pognon se synchronisent miraculeusement aux exigences de la morale la plus altruiste, la plus fière d’elle-même, la moins douteuse de son excellence. Ce n'est pas la première fois.


Les No border ne se contentent pas de réclamer la fin des frontières, ils prétendent qu’elles sont liées au capitalisme. Évidemment, ils ne donnent jamais le moindre début d’argument étayant leur burlesque rapprochement, et d’ailleurs, personne ne le leur réclame jamais. Ils se contentent de casser du flic, de lancer des slogans et de jouer à la guerre en s’habillant comme de terribles boutefeux. Le capitalisme et le libéralisme réclament eux aussi, depuis des siècles, l’arasement des conditions et celui des frontières (« laisser faire, laisser passer »), la fin des droits de douane, la fin des nations et la perméabilité obligatoire des peuples entre eux. Il ne leur manquait que l’aide des No border...

Mais ma journée ne fut pas vaine en vain : grâce à Charline, j’ai entendu, condensés en trois mots, une térébrante condamnation des frontières, un appel au décloisonnement de nos espaces, un éloge lapidaire du partage, lancés depuis un studio radiophonique que protègent un digicode en acier trempé, un groupe de vigiles Bulgares et une flopée de caméras furtives.