lundi 9 mai 2016

Les PQNVJCP : Juliette Greco



Les lecteurs de moins de trente ans ne la connaissent pas : les bienheureux. Ils n’ont jamais entendu prononcer son nom, qui sombrera dans un oubli inexorable avec le temps. La célébrité dont elle a joui dans sa jeunesse n’y changera rien, ni les plaques que certains maires voudront apposer dans les rues de leurs bleds, ni les médiathèques interactives et ouvertes sur le monde qui prendront peut-être son nom. Juliette Gréco est déjà dans l’oubli, et on se demande bien ce qui a pu l’en faire sortir un jour.


L’affaire est entendue : à cinquante ans de distance, le fatras existentialiste à la Saint-Germain-des-Prés ressemble aux dessins rupestres des grottes préhistoriques de l’Ardèche : on se demande bien ce que tout cela a pu signifier. Tout y est nul et sent l’artifice. Surtout, tout y est petit et sans héritage (on ne parlera pas, évidemment, des successeurs poussifs que l’industrie moribonde de la musique essaye de nous fourguer à grands coups d’Olivia Ruiz, de Zaz, de Zbibo ou de Zgeg). C’est ce qui arrive toujours aux mouvements de jeunes : ils sont les premiers à prendre un coup de vieux. Regardez les jeunes Yéyés dans les films de Truffaut, ou les Blousons noirs des années 1950, regardez les affligeants clones des années 80, gothiques de mon cul ou hip-hop de mes deux : tout y pue déjà la maison de retraite. Le grégarisme de certains jeunes est l’avant-goût de leur sénilité. On a envie de les asseoir par anticipation dans un fauteuil roulant, un plaid sur les genoux, et de les placer sous un arbre tandis que, sans eux, le monde soulagé continue sa ronde. Leur pseudo révolte prête à sourire, et la connaissance de leurs destins, pour nous qui vivons plus tard, à pleurer.

L’existentialisme à la française eut le pape qu’il méritait : Jean-Paul Sartre, bêtisier du siècle. Il eut son poète : Jacques Prévert, dont Michel Houellebecq fit naguère le portrait le plus juste, le plus droit, le plus mesuré (qu’il intitula sobrement « Jacques Prévert est un con »). Il eut ses quelques admirateurs : nos parents, nos grands-parents, c’est-à-dire, convenons-en, pas grand-chose. Il eut enfin sa chanteuse en forme de casserole : Juliette Gréco.

Soyons juste, Juliette Gréco n’a pas seulement la forme d’une casserole, elle en a aussi le fond. Elle fait partie de ces phénomènes inexplicables qui répandent la perplexité sur les siècles : on se demande vraiment comment ils ont pu exister. Je propose de les nommer les phénomènes que non vraiment je comprends pas (PQNVJCP). Ce sont les gens qui connaissent, ou ont connu, un succès totalement incompréhensible au regard de leur talent, de leur mérite, de leur charme, de leur valeur ou de leur capacité à se survivre dans le temps. Julia Roberts, par exemple, qui a presque disparu de nos écrans, fait partie de ces PQNVJCP. Elle est allée jusqu’à symboliser la beauté féminine en étant pourtant d’une stupéfiante laideur, pas plus mauvaise actrice qu’une autre, mais sans rien qui la désigne à l’adulation forcenée. Plus proche de nous, la chanteuse Adèle se range avec entrain dans cette catégorie encombrée : elle vend des millions de disques en répandant, chez ceux qui ne les achètent pas, une perplexité en acier inoxydable. La liste exhaustive des PQNVJCP n’existe pas : elle serait trop longue à établir. Nous nous y consacrerons un jour, par devoir…


Juliette Gréco n’est pas un auteur, ni une musicienne. Elle est ce qu’on appelle une interprète et, dans cette catégorie, c’est l’incontestable pire. Un grand interprète est un artiste qui apporte quelque chose à ce qu’il chante, voire le transcende : Joe Cocker par exemple, te transforme une chanson pépère en torrent de sensualité irrésistible. Même en chantant la liste des commissions, Ray Charles et Jacques Brel auraient réussi à te faire pleurer. Juliette Gréco, elle, fait exactement l’inverse : elle chante Déshabillez-moi avec, dans la voix, le sex-appeal d’une vieille pendule de pension catholique. Sécheresse et snobisme sont ses deux principales contributions à la chanson sensuelle. A ses phrases chantées, elle mélangea très vite une insupportable façon de parler : choix artistique ? Simple essoufflement mécanique ? Personne ne sait. Quand on n’a pas de voix, il faut bien trouver un truc.La précocité de son maniérisme enfla avec les années, jusqu’à prendre toute la place dans ses tentatives de faire sortir des sons de sa bouche.

Née au bon moment, elle vécut sa jeunesse avec le Bebop mais n’apporta évidemment rien au genre, si ce n’est d’avoir été, un temps, la gonzesse de Miles Davis : contribution horizontale qui n’est pas strictement rien, mais qui n’appelle pas non plus l’éloge frénétique ! Aujourd’hui que les choix sexuels sont vus comme des prises de position (et en matière de sexe, il est préférable d’en avoir plusieurs, de positions), cette passade est une légion d’honneur qui en vaut bien une autre.

Le temps, comme disait l’autre, vient à bout de tout. Il avait relégué la Gréco dans une retraite bienvenue, loin des microphones. Hélas, quelques lécheurs de cul l’en firent sortir et l’on assiste, depuis, à des concours de superlatifs semblant taillés pour quelqu’un d’autre. Le show biz fait dans l’auto promotion, comme toujours. On ne sait plus quoi admirer chez ceux (et celles) qu’un certain milieu a désignés comme des phares. J’ai entendu un con préciser que la mère de la Gréco fut résistante, comme si cela rendait meilleures la voix et la manière de la fille.


Nous pataugeons dans une époque tellement flapie que nous serions prêts à nous raccrocher à la moindre brindille pour ne pas sombrer totalement. J’ai entendu dire, par exemple, que Juliette Greco eut le grand mérite de chanter en français. Particularité bien de notre temps, nous en sommes réduits à trouver du mérite aux objets quand ils remplissent leur fonction... Quoique nous l’ayons acheté pour ça, nous sommes ravis qu’un scooter démarre le matin et nous vroum-vroum au boulot ; nous nous épatons désormais qu’un autobus arrive à son arrêt à l’heure prévue, qu’un coiffeur sache nous faire la raie au milieu sans se tromper ou qu’une chanteuse française utilise sa langue maternelle pour chanter. Ce qui, autrefois, était la moindre des choses, ce qui justifiait le simple fait d’exister, est donc vu aujourd’hui comme une grâce spéciale appelant le dithyrambe, un cadeau justifiant la plus humiliée des reconnaissances.

Juliette Greco a donc bel et bien chanté en français, c’est un exploit que personne, même d’une plus grande mauvaise foi que moi, n’est en mesure de contester ! C’est un mérite qu’elle partagea, d’ailleurs, avec l’annuaire téléphonique et l’indicateur des chemins de fer, gloires plus modestes que la chanteuse à la frange, et injustement oubliées des revivals.

Gainsbourg faisait souvent cette blague : la laideur est supérieure la beauté, disait-il à une femme belle, parce que lorsque nous serons vieux, toi, tu auras perdu ta beauté tandis que moi, je serai toujours laid ! Quasi nonagénaire, Juliette Greco confirme la morale de cette histoire : son art en béton armé n’a pas pris une ride, elle chante toujours mal.