dimanche 2 septembre 2018

Burgalat- Ce qui est beau dans le rock fane



Quoique les relations que j’entretiens avec mes contemporains se réduisent de jour en jour, et pour le bien de tous, au strict minimum, il m’arrive encore de tenir avec certains d’entre eux ce qu’on appelle des conversations. L’une d’elles m’a révélé une chose stupéfiante : il existe encore des gens qui ne connaissent pas Bertrand Burgalat. Je ne parle pas, évidemment, de jeunots, gibiers de baccalauréat avec mention, tout juste capables de déchiffrer les sujets bateaux avec lesquels le Rectorat les mène en barque. Non, je parle de personnes d’âge mûr, d’hommes faits, de femmes établies, enfin de spécimens vivant depuis plus de trente-cinq ans dans ce pays, appartenant à la catégorie des gens pas tout à fait décervelés par la télévision et les loisirs dominicaux. Eh bien, il en est, de ces élites-là, qui ne savent pas qui est Bertrand Burgalat ! A leur décharge, il faut dire que Burgalat n’est pas le chouchou des médias, trop occupés à farcir les OHD (oreilles humaines disponibles) avec de jeunes pousses sortant d’un moule usé jusqu’à la fibre. Et puis, comme il le regrette lui-même, il n’a jamais fait de tube, sésame indispensable pour attirer l’attention de ce gros feignant qu’on appelle le grand public.



Pour ces gens-là, donc, je précise que Bertrand Burgalat (B.B.) est un musicien français qui sévit dans son art depuis une bonne trentaine d’années et qui commence à avoir une œuvre considérable. Il a d’ailleurs sorti un nouvel album l’an dernier, « Les choses qu’on ne peut dire à personne », un album unanimement apprécié par ceux qui connaissent déjà Burgalat. Ceux qui ne le connaissent pas feraient bien d’en prendre de la graine. En sus, Burgalat produit des artistes bigrement intéressants sur son label (Tricatel), nous en avons évoqué certains il y a peu de temps.

Les choses qu’on ne peut dire à personne débute en annonçant la couleur : « attention au départ », nous partons en voyage à travers l’époque, le pays, le cœur des hommes et des femmes, guidés par un certain Burgalat, alternant morceaux instrumentaux et chansons, musique légère et parties plus complexes, titres d’auteurs divers et textes de sa main. Ce qui unifie ces dix-neuf titres, c’est une certaine idée de la qualité, comme on pouvait encore le dire de quelques objets dans les années 1960. Burgalat, représente-t-il une sorte de qualité chansonnesque française particulière, mélange de maîtrise formelle, d’instinct très sûr et de modestie ? Comme l’acteur dont il est l’anagramme (Galabru), Burgalat est un réel maître dans sa partie, et cela ne l’empêche pas d’être fortement capable d’admirations : sa musique en témoigne, comme sa culture, ses goûts, sa conversation.

C’est un phénomène bien connu, certaines choses ne se donnent pas sans résistance. Et souvent, ce sont les plus belles. Brassens disait que ses chansons étaient conçues pour être non seulement écoutées, mais réécoutées. L’album de Burgalat mérite ce traitement, ô combien. Disons qu’on goûte immédiatement le plus abordable (les mélodies, le sens) et qu’il faut y revenir pour en saisir l’architecture (les arrangements, les harmonies), le domaine où B.B. excelle vraiment. J’incite donc les auditeurs distraits à prendre un peu de temps pour creuser la chose. Et j’incite les adeptes du zap pathologique à écouter carrément autre chose.


Burgalat est un type courageux : il prétend faire des chansons intelligentes sur (parfois) une musique de boite de nuit. Le pire, c’est qu’il y arrive très bien (Ultradevotion). D’ailleurs, c’est ce que font les anglo-saxons depuis longtemps. En France, quand on veut « dire des choses », quand on a un propos, voire un message, quand on prend sa petite tête pour un creuset d’intelligence, on pond une chanson grave ou une chanson engagée, et qui pue l’engagement à dix lieues. Nous sommes tout à fait étrangers à la tradition qui fait, par exemple, de What’s goin’on, de Marvin Gaye, une chanson bien plus « engagée » que les conneries inécoutables de François Béranger, une chanson sur quoi on peut danser, qu’on peut reprendre à la guitare pour animer une soirée, pas pour la plomber.

Qu’on me comprenne bien : Burgalat n’est pas du tout un chanteur engagé. Il y a fort à parier qu’il nourrit même une certaine méfiance à l’endroit de ce qu’on appelle les engagements, le sérieux qu’ils supposent, l’absence de doute qu’ils réclament (voir "J'ai quelque chose à dire", sur l'album Chérie BB). Mais il n’est pas non plus un « simple » musicien : un esprit aussi curieux, aussi cultivé, puise son inspiration bien au-delà de la sphère musicale. Ses chansons et son esthétique générale sont là pour nous en convaincre.

De cet album très réussi, je retiendrais plusieurs pépites, dont l’imparable Enfant sur la banquette arrière, aux arrangements lancinants, la symphonique Musées et cimetières, qu’on pourrait prendre pour une chanson de Bashung et Houellebecq, la sophistiquée 36 minutes, l’amer Son et lumière ou la Diagonale du vide, très cinématographique. L’ensemble représente bien l’idée qu’on peut se faire de la pop, c’est à dire autre chose qu’une simple digestion des Beatles qui s’éterniserait, mais un genre hybride assez indéfinissable, qui s’est donné le droit de piocher partout où il y a à piocher, techno, rock prog, funk, pop, new wave, indus, etc., pour composer un style. En y réfléchissant, quand on possède l'éclectisme intellectuel de B.B., c'est un principe qui vous va comme un gant...

Pour se faire une idée du bonhomme, en dehors de sa musique, je signale enfin une série de cinq entretiens dans l'émission "A voix nue", (dont voici le lien) où l'on constatera que ce musicien ne se nourrit pas seulement de musique, et qu'il possède ce qui manque à tant d'autres : l'envergure.