mardi 2 octobre 2018

La dernière page.


C'est la règle de la vie : l’une après l’autre, les pages se tournent. L'an dernier, avec les disparitions de Michèle Morgan et Danielle Darrieux, dernières survivantes d'un âge d'or qu'on n'est pas près de revoir, se refermait le livre des comédiens d'avant-guerre.

Aznavour, lui, était le dernier d'une race également disparue, celle des grands chanteurs-auteurs des années 50 et 60, race prolifique s'il en fut, qui ne sera peut-être plus comprise dans trente ans. Vous me direz qu’il existera toujours des gens doués qui écriront de belles chansons. C’est vrai, mais celles-ci ne seront probablement plus entendues, parce qu’un spécialiste du marketing aura décidé que le marché n’est pas porteur, ou que la tendance du moment est aux chanteuses piercées qui tirent la langue.



Les gens de la trempe d’Aznavour se sont imposés sans avoir fait de cursus « musiques actuelles », sans avoir peaufiné leur CV, sans coach personnel à domicile. Ils sont devenus eux-mêmes par la pratique. On aura beau chercher, on ne trouvera pas parmi eux le moindre bénéficiaire d’un programme de subvention d’un Conseil régional, aucun qui ait été éduqué à coup de « Pass-culture ». Ils se sont démerdés sans les gros sabots de l’Etat ou, pire, d’une collectivité locale. Imaginez Jacques Brel devant remplir un formulaire de subvention de la DRAC : « indiquez en quelques mots en quoi votre travail promeut les valeurs de tolérance, de féminisme et de diversité »…

Ce qui fit leur génie est assez simple à résumer : ils ont créé des chansons à la fois dignes, simples, faciles et intelligentes, touchant aussi bien le patron de bistrot que l’intello, l’avocat que le chauffeur de bus, le jeune que le vieillard : populaires. A cette époque, d’ailleurs, populaire signifie partagé par une très grande partie du peuple. Il faut dire que le contexte était propice : le peuple, il en existait encore un. Par comparaison, les musiques populaires d’aujourd’hui réalisent le rêve des as du marketing : à chaque chanson son public, son créneau. Tous séparés pour écouter son mp3. Les passerelles entre les générations n’ont pas totalement disparu (encore) mais elles sont de plus en plus minces. Ce qui explique que des gens de 50 ans supportant le rap de quartchier, il n’y en a pas des bottes. Pas plus que des racailles écoutant Vincent Delerm.

N’importe qui ayant un peu voyagé peut faire ce constat : la France est un des rares pays où les gens ne chantent plus. Allez en Allemagne, en Pologne, en Angleterre, en Espagne, en Russie : sitôt réunis pour boire un coup, ou pour toute occasion favorable, quelqu’un entonne une chanson populaire aussitôt reprise par tout le monde. Chants traditionnels, chansonnettes, chansons d’amour, chansons astucieuses, chants patriotiques, chansons à boire, etc., ils sont connus de tous et personne n’en a honte. Patrimoine souvent très simple, mais commun et vivant. Pourquoi et comment nous ne sommes plus de ce monde-là, c’est un grand mystère qu’il faudra élucider un jour…

La disparition d’Aznavour clôt le chapitre de la chanson d’avant la pop, d’avant le rock. L’influence anglo-saxonne se résumait alors au jazz, qui n’empêchait pas que s’exprime une façon typiquement de chez nous. Cette chanson produisit quelques chefs d’œuvre qui mériteraient d’être chantés dans les bistrots, à l’impromptu. Il n’est arrivé d’assister à une scène de ce genre il y a quelques années, dans un bar du côté de Saint-Etienne. Une chanson était diffusée à la radio : à tue-tête, les gens jeunes, vieux, femmes et hommes ensemble en reprenaient le refrain. C’était Emmenez-moi, de Charles Aznavour, justement. Emmenez-moi, tout autour de la terre, emmenez-moi au pays des merveilles…