samedi 1 décembre 2018

L'homme sans imagination


En 1937, George Orwell fait paraître Le quai de Wigan, un chef d’œuvre qui n’est, hélas, pas aussi connu que 1984 ou La ferme des animaux, mais qui mérite autant qu’eux de figurer dans la bibliothèque de tout honnête homme. Dans un passage de son essai Orwell ou l’horreur de la politique, Simon Leys analyse en quelques phrases limpides un point important de la théorie orwellienne du roman.

« (…)Les faits par eux-mêmes ne forment jamais qu’un chaos dénué de sens : seule la création artistique peut les investir de signification, en leur conférant forme et rythme. L’imagination n’a pas seulement une fonction esthétique, mais aussi éthique. Littéralement, il faut inventer la vérité.

Ce principe, d’abord appliqué à l’échelle modeste d’une enquête en pays ouvrier, va progressivement révéler son immense potentiel ; finalement, c’est lui qui sera au centre du prophétisme de 1984. Orwell avait un jour défini le génie créateur de D.H. Lawrence comme la capacité qu’avait l’écrivain de connaître par imagination des choses qu’il n’avait pas lui-même expérimentées. Si, dans sa modestie, il se croyait dépourvu de ce génie, c’est parce que, en faisant cette réflexion, il n’envisageait que le problème de la création de personnages dans un roman psychologique traditionnel (domaine où, effectivement, son invention créatrice était mince et limitée). Mais son « imagination sociologique », elle, allait finalement lui permettre d’extrapoler, à partir d’éléments d’expérience extrêmement ténus et fragmentaires, la réalité massive, complète, cohérente et véridique du gouffre totalitaire au bord duquel nous nous trouvons aujourd’hui si précairement suspendus. Le principe si bien illustré par la méthode littéraire d’Orwell est susceptible d’une application politique et morale dont la portée est universelle. L’histoire a déjà montré à plusieurs reprises qu’il ne faut pas grand-chose pour faire basculer des millions d’hommes dans l’enfer de 1984 : il suffit pour cela d’une poignée de voyous organisés et déterminés. Ceux-ci tirent l’essentiel de leur force du silence et de l’aveuglement des honnêtes gens. Les honnêtes gens ne disent rien, car ils ne voient rien. Et s’ils ne voient rien, en fin de compte, ce n’est pas faute d’avoir des yeux, mais, précisément, faute d’imagination ».


Tout le monde peut faire ce constat simple : le degré de compréhension des phénomènes n’est pas lié à la quantité disponible d’informations sur eux. Il n’est pas impossible que ce soit plutôt le contraire. Nous qui vivons dans des pays démocratiques, qui ne souffrons quantitativement d’aucun manque d’information, nous qui pouvons nous abonner à des « alertes info » qui nous réveilleront la nuit pour, en temps réel, ne rien rater de ce qui advient d’important sur cette planète (un accident de vélo à Ouagadougou, un conflit d’écoliers à Canberra, un remaniement ministériel au Pérou), pouvons-nous affirmer que nous comprenons le monde ? Nous qui avons vécu les coups d’Etat suite aux référendums danois, français et irlandais en 2005 et 2008, qui assistons aux manœuvres permanentes visant à ne pas tenir compte du vote Brexit, avons-nous bien compris, par exemple, les limites implicites que le système entend mettre à la liberté du citoyen ? Ayant ces faits littéralement sous les yeux, qu’est-ce qui nous pousse à ne pas les définir précisément, qu’est-ce qui nous empêche d’en tirer un enseignement et nous retient d’en déduire une action ?

Quand on ressasse pendant trente ans que nos élections opposent des candidats acceptables et d’autres qui représentent le mal, la mort, le diable, combien d’entre nous comprennent vraiment ce qui est dit, combien ont suffisamment d’imagination pour envisager ce qui adviendra d’eux en cas de victoire du mal ? Et quand nous avons toute latitude pour creuser les questions écologiques, pour comprendre l’enchaînement des causes et des conséquences expliquant notre situation, celle des animaux, des mers, des pôles, de notre milieu au sens le plus large, pour prendre connaissance des prévisions que l’analyse et la logique nous permettent de faire, qu’est-ce qui nous pousse à ne pas vraiment y croire, sinon un manque fatal d’imagination ?

En politique, il est devenu courant de se méfier des propos faisant appel à ce qu’on appelle l’émotion (en référence au nazisme, bien entendu, présenté comme l’unique utilisateur politique de cette gamme particulière, dans la lignée du romantisme). Quand on est un homme moderne, c’est bien connu, l’émotion, on l’emmerde ! Nazi, jamais ! On est rationnel, scientifique, on est en acier trempé, on a le caractère des pierres, on ne s’émeut pas, on réfléchit, on soupèse, on estime, on saisit le réel à grands coups de poigne. On analyse, on décide, on domine, on survit ! Et tout ça grâce au ressort exclusif de la Raison, cette tige en tungstène qui a remplacé l’épine dorsale chez le bipède moderne. Et malheur à celui qui se laisse mener par ses émotions : il quitte le rang des vainqueurs, il retourne aux temps des Heures Sombres, dont notre histoire saigne encore. C’est au nom de cette impeccable posture, par exemple, que certaines victimes d’attentats clament, poitrine au vent : « vous n’aurez pas ma haine » ! Vous n’aurez pas ma haine car la haine est une émotion, et je resterai raisonnable jusque sous les balles doum-doum ! Un fils des Lumières ne s’abaisse pas à détester celui qui l’égorge, il le combat rationnellement, calmement, avec méthode et, essentiellement, avec des dessins d'enfants.

On ne manque pas de modélisation ni d’études, analysant les menaces inédites qui ont déjà commencé de saper nos existences. Pour peu qu’on sache lire, on trouve sans grand effort toute la littérature utile pour comprendre les risques de la démographie mondiale, de la guerre au vivant que l’industrialisation mène partout, de la pauvreté de milliards d’hommes et des migrations titanesques qu’elle induit. Mais sans un minimum d’imagination et sans le secours des sentiments (au premier rang desquels : la peur), Français moyen ne comprendra jamais que c’est très exactement sur sa tête que ces merdes-là vont immanquablement tomber.