dimanche 22 février 2009

Star traque (4 / 7)



Walberg venait juste d’entrer dans sa chambre d’hôtel. Il avait éparpillé chaussures, pantalon et chemise en vrac sur le sol et mis en marche son ordinateur portable. Il s’apprêtait à travailler sur le fichier « Bacall » lorsqu’il entendit un petit bruit sec derrière lui. Il se retourna et bondit :

- Haa !! Qu’est-ce que vous foutez là ?!

Un homme était dans la chambre et se tenait là, adossé à la porte, silencieux.

- Qui êtes-vous, merde ?!

Pas de réponse. Le type, que Walberg avait eu le temps de ranger dans la catégorie « balèze », restait planté nonchalamment en se croisant les bras. Il n’avait pas l’air menaçant et souriait même comme quelqu’un qui fait une blague à un bon pote.

- Putain, j’appelle les…
- Tu n’appelles rien, ni personne... Günter…
- Vous… me… on s’connaît !?
- Non : moi j’te connais. Mais j’ai encore des choses à apprendre sur toi, mon chou. Assieds-toi.
- Quoi ? M’enfin, je refuse de…
- Assis !

Le type fit deux pas en direction de Walberg, qui s’assit donc comme demandé. Quelque chose lui disait de s’en méfier, sûrement ses mains de boucher ou peut-être la façon dont ses épaules remplissaient sa veste légère. Pourtant, il n’avait pas peur, peut-être en raison des mimiques et de la diction très tapette du malabar. « Ce mec est une tante, ou quoi ? » se demanda-t-il tout de suite. Ça lui paraissait inconcevable ces cent kilos et ces attitudes précieuses. Le type parlait non seulement avec cet horripilant accent travelo mais levait les yeux au ciel, penchait la tête comme une bimbo et faisait tout le tralala habituel d’un acteur sous-payé dans un rôle de folle. « C’est peut-être un genre qu’il se donne pour se foutre de ma gueule », pensa-t-il juste avant de se lever de sa chaise, pour voir. L’armoire à glace n’était pas vide : d’une seule main, plaquée sur son épaule, il le força à se rasseoir comme on le ferait avec un môme de six ans.

- Maintenant mon choux, tu vas rester tranquille et pas me faire répéter deux fois les mêmes questions !
- Non mais dîtes-donc, vous êtes qui, d’abord ?
- J’vais t’expliquer ! Tu vas comprendre !

Le type l’empoigna sous les aisselles et le jeta comme une merde sur le lit, la tête la première. A peine arrivé sur la couette, Walberg reçu les fameux cent kilos sur le dos et poussa un grand OUppFFF ! de surprise. En l’atteignant dans le dos, le mec avait réussi à lui bloquer l’estomac, c’est dire ! Il pesa de tout son poids sur la pauvre crevette en slip/chaussettes (ne l’oublions pas), enfonça son menton dans ses omoplates et se mis à le chatouiller à la taille en le grondant, « tu vas être gentil, hein Günter ? tu vas pas me forcer à t’faire mal, hein ? dis ? ».
- Ha ! ha ! ha ! ha ! Haharrêtez merde ! Arrêtez !
- Tu veux pas me faire de la peine, hein Günter ?

Il le chatouillait de plus belle en lui malaxant les flancs à coups de pinces nerveuses. Walberg avait beau hurler, se débattre, se tortiller comme un lézard, la brute efféminée maîtrisait complètement le combat.

- Ha ! ha ! Hi ! hi ! hi ! NON ! Pitié ! Pitiéééé !

Les hurlements rigolards emplissaient toute la chambre et le lit se baladait en rayant le parquet sous les ruades du couillonné.

- Ha ! Ha ! Ho, ho hau sec-hours, ha ! non ! STOP ! j’vais crever merde ! Ha ! ha ! haaa !
- Chut ! Arrête de faire ce raffut. Tu te tiens tranquille, oui ?

Il venait de cesser le chatouillement.

- Oui… oui… (pff.. pffouu) mais s’il vous plaît arrêtez… (le chatouillement repris de plus belle, plus fort encore). Houahahah ! ha ! non ! Ha ! ha ! hou ! HA !

Walberg atteignit la stridence. Ses rires grotesques suivaient les insistances de son bourreau comme un orchestre obéit à la baguette impériale du chef. Il y avait des rires hoquetant comme des staccato, des barrissements rappelant Berlioz dans ses pires outrances, il y avait des prouesses lyriques montant dangereusement dans les aigus puis des ritardando maîtrisés à deux mains. A un moment, il y eu ce qu’on aurait pu prendre pour une fin shuntée, quelques dernières plaintes mourantes, mais une bourrasque raviva le sabbat une dernière fois, plus haut et plus violemment que jamais. Les yeux de Walberg inondaient de larmes les draps du lit et ses cris maintenant s’étouffaient dans les plis de la couette, comme un appel désespéré dans une corne de brume absolument bouchée. L’air lui manquait. Il n’était plus qu’un vacarme retenu. Il était bel et bien sur le point de mourir de rire.
Au meilleur moment, c’est à dire au dernier, la tantouze cessa son manège et se releva. La mécanique vitale de Walberg se remis alors à fonctionner sans qu’il y soit pour rien, ses poumons reprirent leurs mouvements plus régulièrement et ses larmes cessèrent. Il ne releva pas le visage de sa flaque, se contentant de respirer comme si c’était la chose la plus précieuse du monde, vaincu définitivement et s’en foutant bien.
Soigneusement, le type se repeigna en grimaçant de satisfaction devant son reflet impeccable. Pendant que Walberg revenait silencieusement à la vie, il fouilla un peu dans la chambre, ouvrant une mallette sans conviction, feuilletant un carnet illisible, puis s’installa devant l’ordinateur. « Qu’est-ce que t’es allé fouiner chez madame Bacall, Günter ? On t’a vu chez elle : tu n’as pas demandé la permission », commença-t-il en inspectant le fichier « Bacall ».

- Stefano Peropoulis, souffla Walberg.
- Stefano Peropoulis, on l’emmerde. Il est que dalle.
- J’en savais rien, moi !… J’écris un bouquin sur Hollywood...
- Raconte, Günter, raconte.
- J’écris un bouquin d’entretiens, c’est tout, avec des grandes stars d’Hollywood, celles qui ont connu l’âge d’or.
- L’âge d’or ?... L’âge d’or ? C’est maintenant l’âge d’or. De quoi tu me parles, Günter chéri ?
- Je veux dire les années cinquante, l’après-guerre. J’ai l’hab…
- Ecoute bien, je répèterai pas. Ici, on ne fait d’entretien avec personne sans demander la permission. Y’a des agents pour ça. On traite pas avec les chauffeurs de maître, compris ? Ton bouquin, on n’en veut pas. L’âge d’or, mon cul ! Ne t’approche pas des gens qui sont pas d’ton milieu et qui sont pas à ta portée, Günter. Ne t’approche plus de Madame Bacall. Est-ce que je me suis fait comprendre ?
- Ou…oui. C’est compris. Je m’approche plus.
- Hou ! que je suis maladroit ! Je viens de supprimer définitivement les conneries que t’avais notées dans ton fichier « Bacall »…

Sans que Walberg dise quoi que ce soit, il continua d’inspecter les fichiers qui l’intéressaient. « Tiens, James Garner : supprimé, Liz Taylor : supprimé, Gena Rowland : supprimé, Peter O’Toole, rien que ça ? Non, là encore : Peter Falk, Charlton Heston, Cher, Angie Dickinson, Kirk Douglas, Faye Dunaway et encore d’autres ! C’est bizarre cet intérêt pour les vieux acteurs et les vieilles actrices… Allez, je supprime tout ! »
Il se leva en glissant dans sa poche les deux clés de sauvegarde qui se trouvaient là. Il fit craquer ses doigts dans une grande salve et se dirigea tranquillement vers la porte. Walberg ne s’était pas relevé du lit, il s’y était juste assis et regardait le bout de ses pieds. Il jeta un coup d’œil furtif au type qui sortait en ondulant du cul d’une manière impossible.

- Si tu te penches sur le cas des acteurs de moins de trente ans, tu peux encore rentabiliser ton voyage, Günter. Mais je te le dis une dernière fois, entends-moi bien : laisse tomber les vraies stars.

A suivre.