vendredi 22 janvier 2010

Un festival de violence.


Lyon organise chaque année un festival du polar. C’est aussi inintéressant qu’un festival de littérature normale, mais là, on s’emmerde avec des polars. Rien de bien méchant. Après tout, il existe des festivals d’à peu près n’importe quoi en France, pourquoi pas un festival chiant du polar. Cette année, pour la promo du festival, les organisateurs ont prévu un jeu de rôle en pleine ville, intelligemment nommé « Streetwars ». Un nom anglais, ça fait classe, non ? Il s’agit de jouer au pistolet à eau dans les rues de Lyon et de se dégommer les uns les autres. Oui, je sais, le concept est simple… mais après tout, d’autres jeux sont simples et pourtant si charmants : le rami, la bataille navale, le colin-maillard…
Tu te demandes sûrement, lecteur débordé par un boulot passionnant, et qui prend sur ton temps de pause pour mater ce blog en douce, tu te demandes sûrement pourquoi je t’emmerde avec de telles conneries. Patience, les plus belles arrivent.

Conseil municipal de Lyon (France), 18 janvier 2010 – 10h17 (GMT + 1)

Guylaine Breby, responsable des subventions culturelles, soumet le dossier du festival Quai du polar au vote. Il s’agit d’une petite subvention : 160 000 euros. Une misère.
Les choses semblent rouler comme d’habitude : on entendrait voler une mouche, et d’ailleurs on en entend une (les locaux sont surchauffés, les mouches n’y craignent pas l’hiver).
Patrick Huguet, conseiller municipal UMP et ardent défenseur de la morale, se lève. Une grosse miette de croissant est restée collée à l’une de ses incisives. Ça fait marrer tout le monde, mais il ne s’en rend pas compte. Il croit simplement que les gens sont heureux de le voir. Il tique, le Patrick. Il tique.

- Monsieur Huguet, tonne Gérard Collomb, que pouvons-nous faire pour v (la fin de phrase est inaudible – faux contact dans le réseau des micros)
- Je vois, mesdames et messieurs les conseillers (sans oublier les demoiselles, les bi trans gay et lesbien et sans-papiers qui ont droit à notre respect), que le festival propose cette année encore ce jeu de pistolet à eau à ses participants. Je trouve scandaleux que la ville subventionne une opération où l’on incite à commettre des « meurtres virtuels », même avec des armes à eau. Je trouve que ce n’est pas convenable.

D’habitude, la plupart des conseillers n’écoutent pas les orateurs. Cette fois-ci, pareil. Le Patron, en revanche, ne laisse pas passer l’occase de sortir une vanne. Hélas, le micro déconnant de plus en plus, l’Histoire n’enregistrera pas la saillie, qui fit pourtant rire aux larmes son auteur pendant une bonne minute.


Voilà. Philippe Muray nous a assez démontré que la France est devenue un terrain de jeu. De grands gosses y jouent à aller écouter du jazz, de la dub, du rock, de la bonne vieille merde festive ou n’importe quoi d’autre, mais en groupe, en nombre, en masse. On peut même y voir des adultes, bravant le ridicule, se flinguant à coup de pistolet à eau en pleine rue. D’un autre côté, pour faire comme si tout ça était encore sérieux, un tartuffe s’offusque (spécialité française) du mauvais exemple donné à une jeunesse déboussolée. Va-t-il faire remarquer qu'on dépense bien du pognon pour des enfantillages? Non! il trouve ça encore trop dangereux! « Simuler des meurtres » ? vous n’y pensez pas ! Le principe de précaution est entré si profondément dans nos fesses qu’il nous empêche tout mouvement, toute fantaisie, même les plus idiotes. Patrick Huguet n’ose imaginer qu’on puisse jouer à se tuer pour de faux, même avec des pistolets à eau. Quand on pense qu’il y a moins de dix ans, par le service militaire, on permettait à des centaines de milliers de petits gars de s’amuser à tirer réellement des vraies balles qui font des trous, à lancer des grenades, et qu’aujourd’hui, on craint publiquement de les exposer au spectacle atroce de quelques trentenaires bedonnant se tirant dessus avec des pompes à eau… On craint que ça leur donne des idées…
Le plus joli, dans cette pantalonnade, c’est que la majorité socialiste, débordée sur le point de la bien-pensance responsable par un droitard plus puritain qu’elle, a immédiatement précisé que les mots « meurtre » et « pistolet » seraient retirés des documents présentant le jeu.
Avis à vous tous : du 9 au 11 avril prochain, Lyon invente le polar sans meurtre et sans pistolet. On est loin d’Ellroy…

mardi 19 janvier 2010

Air France : les gros moyens.


Tous ceux qui ont déjà pris l’avion savent que les passagers y sont traités comme de la merde. A moins de voyager en première classe ou, plus encore, en business class, les clampins sont assis sur des sièges étroits, installés aussi près que possible les uns des autres. Quand un type devant toi se met en tête d’incliner son dossier pour piquer un somme ou pour faire un putain de sudoku, il ne reste généralement que quelques centimètres entre l’arrière de son dossier et ton pif. Il ne s’agit plus d’avoir envie d’éternuer, ou c’est l’incident.
Air France a choisi de franchir une étape supplémentaire dans la déshumanisation totale de ces connards de touristes : désormais, les gros payeront deux places. La manœuvre est simple : on généralise des sièges étroits, sans espace entre eux ; puis ont décrète que les gens ne pouvant pas y insérer leurs fesses devront en louer deux. C’est arithmétique, c’est simple, ça rapporte.

Messieurs les terroristes ont beaucoup œuvré pour que les contrôles d’accès aux avions deviennent de plus en plus inquisitoriaux. De la fouille des bagages aux mains baladeuses, du portique anti-ferraille au scanner corporel, les mesures prises pour éviter leurs conneries explosives se sont progressivement rapprochées de celles réservées d’ordinaire au bétail. Mais, me diras-tu, lecteur globe-trotteur, c’est pour une raison de sécurité collective. Oui, c’est vrai. En revanche, l’idée de faire payer le voyage au poids, elle, n’a rien à voir avec la sécurité, quoi qu’en disent ces faux derches d’Air France. Il y a deux ans, d'ailleurs, l’avide compagnie aérienne avait dû lâcher de l’oseille à un passager qui avait le tort de peser 160 kilos, et qui avait dû acheter deux places pour y poser son prose encombrant. Les juges avaient condamné Air France à des broutilles.

Le métro parisien a été construit à une époque où les gens étaient petits. Bon. Les rames sont étroites, elles vont et viennent dans des tunnels étroits, et les sièges sont ridicules. On comprend qu’on a du mal à percer partout des tunnels plus larges pour le confort de nos popotins : OK. Mais les métros qui se construisent depuis, ailleurs qu’à Paris, pardon ! C’est du large. On ne lésine pas pour trois centimètres, on prévoit maousse. On fait, en somme, ce qui est normal dans une société civilisée : on adapte la machine à l’homme, et non l’inverse.

Jusqu’à ces dernières semaines, il était à peu près convenu à la surface de la Terre que la dignité d’homme (et de femme, je cause ici pour toute l’humanité !) était attribuée à chaque individu, ni plus ni moins. Un homme = un vote, par exemple, est l’application de ce principe. Air France voit les choses autrement : un individu ? Combien de kilos ? Comme un viandard compte le bœuf à la tonne, la compagnie française discrimine à tout va en fonction de ton tour de cul ! Si on y réfléchit un peu, l’idée est opportune : il paraît que la population grossit, et que le pire est à venir. Les difficultés financières d’Air France sont peut-être en passe de s’alléger, à mesure que le poids moyen du passager s’accroît. Et, comme les individus grandissent aussi, si Air France trouvait le moyen de réduire encore la distance séparant les rangées de sièges, d’ici vingt ans, elle pourra exiger que les grands achètent deux places : l’une devant, l’autre derrière ! Mieux : pour rationaliser encore plus le stockage des voyageurs, l’idée ultime serait de supprimer complètement les sièges pour ne garder que les accoudoirs : les passagers seraient clipsés directement dessus, avec consigne de ne pas desserrer les fesses avant l’arrêt total en bout de piste !
Jusqu’à présent, l’idée de vendre un billet pour le prix de deux était cantonnée aux comédies burlesques ou aux blagues pied-noires : qu’on se le dise, Air France ne rigole plus.

samedi 9 janvier 2010

Le paradis des toubibs


Chaque lecteur un peu assidu de ce blog et des articles que j’y commets, sait tout le mal que je pense de l’Information. En ayant bien conscience de ne rien dire de nouveau, mais en continuant tout de même à affirmer une chose démontrée, je prétends que l’information est un piège à cons, sauf à se méfier d’elle comme de la peste, et de ceux qui la propagent . Je tombe sur un article du Figaro relatant des troubles en Malaisie : là-bas, des musulmans incendient des églises parce qu’ils refusent que les chrétiens utilisent le nom d’Allah. J’avoue être intéressé par chaque information qui me confirme que, contrairement à l’étymologie, les religions sont des entreprises à diviser les gens. Non pas que ça m’amuse beaucoup (enfin, celle-ci est assez croquignole, ne boudons pas notre satisfaction), mais enfin, les religieux ont tellement prétendu en savoir un rayon sur la paix, la tolérance, la sagesse et la sainteté qu’il est toujours bon de rappeler qu’ils excellent aussi dans le meurtre et la bouffonnerie.
Je ne connais aucun Malais ni aucune Malaise, je ne sais même pas où se trouve la Malaisie sur une carte. D’ailleurs, avant cet article, j’ignorais qu’un pays puisse avoir un nom aussi prédestiné : j’imagine un endroit couvert d’hôpitaux, quelque chose comme ça. Le paradis des toubibs. Evidemment, on comprend que les habitants de la Malaisie ne se sentent pas bien, mais de là à déconner aussi manifestement, et en aussi grand nombre, il y a de la marge.
On est souvent étonné de la disproportion entre les raisons d’une crise et ses conséquences, et les affaires contenant un élément d’ordre religieux battent tous les records en la matière. J’ai déjà évoqué l’histoire pathétique du Brésil français, où la superstition la plus éclatante, la sottise la plus sûre d’elle avait eu raison d’un projet considérable, comme dans les meilleurs films des frères Marx. Le fait divers malais en est un autre : des gens sont assez cons pour prétendre à la fois adorer un dieu unique, putament unique même puisqu’ils le clament cent fois par jour et sur tous les toits depuis un millénaire et demi, mais ils interdisent en même temps que d’autres utilisent le mot arabe pour le désigner (Allah), lui préférant un autre nom (je ne sais pas comment on dit « Dieu » en malais : mettons « Jean-Pierre ») ! Chacun son dieu, mais il est unique ! Aux Malais musulmans seuls le droit de dire « Allah est unique » ; les malais chrétiens devant se contenter de « Jean- Pierre est grandiose » ! On rigole, mais c’est quand même grave… On est en 2010, le monde entier sait depuis longtemps que Dieu est unique, ça ne fait plus débat nulle part, surtout depuis sa mort, mais certains ne l’ont pas encore compris. Ils continuent à s’étriper pour une chose dont on se fout royalement. Encore, s’ils s’affrontaient sur la question de la vie quotidienne, sur la compatibilité de tel ou tel truc avec les commandements du Boss, je comprendrais. Mais se jeter des bombes à la face parce qu’on prétend que son dieu est plus unique que celui du voisin, je dois avoir un truc en moins, mais je ne saisis pas. Et puis, pour dire le mot « Dieu » en arabe, on dit bien « Allah », je ne vois pas comment faire autrement ! Un chrétien arabophone doit forcément dire Allah pour désigner Dieu, puisque il est unique ! C’est à y perdre son latin.


Pour en revenir au début de mon sujet, je m’étonne de ne trouver cette info que sur les sites du Figaro et de La croix. Même avec leurs moteurs de recherche internes, les sites de Libé, du Monde, de Marianne, de rue 89 ne disent rien de l’affaire. Je soumets donc cette question à ta sagacité, lecteur : pourquoi diable des journaux aussi tournés vers le monde extérieur que ces fleurons-là, ne relaient-ils pas une affaire où des musulmans incendient des églises ? A ton avis ? Bien sûr, on peut se dire que cette info redonde, qu’elle fait double usage avec d’autres où les musulmans n’ont pas le beau rôle (enfin, le rôle des gentils), et qu’il faut ménager un peu la susceptibilité de cette partie de l’humanité et éviter de la présenter comme agressive ou prise de violence. Mais d’un autre côté, je ne vois pas au nom de quoi on cacherait une information, aussi déplaisante soit-elle. Si on se plaint qu’un journal monte en épingle un fait pour des raisons d’idéologie, on peut aussi se plaindre qu’il le cache, et pour les mêmes motifs. On a entendu beaucoup de musulmans protester et se plaindre du pape suite à son discours de Ratisbonne : il avait fait allusion à un vieux débat du XIVème siècle où l'empereur byzantin Manuel II Paléologue refusait l'idée de guerre sainte et de violence en matière de religion... Les entendra-t-on condamner les incendies de Malaisie ? Leur donnera-t-on tribune dans Le Monde ? Partant de là, peux-tu me dire, lecteur, en quoi l’information en général (et celle-ci aujourd’hui) est-elle autre chose qu’un sempiternel piège à cocus ?

Précaution imprudente


Le principe de précaution est l’image la plus visible, la plus connue aussi de la nouvelle ère où nous sommes entrés : le matriarcat. Je ne sais pas si c’est la nature qui a prévu ça, ou si c’est la répartition des rôles que les sociétés humaines ont établies, mais les femmes ont ceci de différent d’avec leurs mecs : elles sont pleines de précaution. Je le sais : j’ai une mère ! Après tout, pourquoi ne pas prendre ça au sérieux : s’occuper quotidiennement des petits rend forcément prévenant, précautionneux, et l'on sait que les femmes, malgré leur "libération" et la vie moderne, s’occupent beaucoup plus des enfants que les hommes. Avoir la responsabilité de morveux toujours prompts à sauter dans le fossé, toujours à l’affût d’une connerie à faire, de préférence de celles qui font saigner, vivre en permanence avec le souci d’épargner des bobos à cette bande de sauvages, est-ce que ça ne rendrait pas précautionneux le plus flegmatique des amorphes ? Oh, je sais bien que ce que j’affirme n’a rien de scientifique, mais une simple observation quotidienne et un minimum d’expérience nous amènent à penser que les femmes sont plus prudentes que les hommes (d’ailleurs, j’ai les statistiques pour moi). Le principe de précaution tel qu’on le connaît aujourd’hui, pour aller vite et ne pas y passer vingt chapitres, peut donc être regardé comme l’extension à la société entière d’une façon typiquement féminine d’envisager l’existence. Pourquoi pas ?
Evidemment, dès qu’on parle de prudence, les casse-cous se pointent, on en arrive même à découvrir que les précautions défrisent une bonne partie de la société, et pas seulement des mecs. Plus précisément, la société travaillée au corps par le principe de précaution est portée à crier casse-cou ! dès qu’une critique s’élève. Il y a, comme ça, quelques expressions parfaitement artificielles, c'est-à-dire créées de toutes pièces par les médias, qui servent de sésame aux ahuris et qui les dispensent d’argumenter : quand un clampin affirme, par exemple, que « c’est une question de santé publique », le silence se fait immédiatement et on est prié d’opiner. Pareil pour « la justice de mon pays », dont, paraît-il, les décisions ne se « commentent » pas et en laquelle on a forcément « confiance ». Nous avons depuis peu, mais son avenir est assuré, l’étrange « violence faite aux femmes », qu’on devrait peut-être orthographier violenzfètofam tant il crépite comme une salve. Nous admirons plus rarement, mais toujours avec autant d’incrédulité, les « forces vives de la Nation », dont on ne sait si ce sont elles qui sont gonflées de peps ou si le reste du corps social paraît flapi en comparaison, enfin, nous sommes assez régulièrement bombardés de sentences ridicules, fausses et vidées de sens, mais qu’on emploie à tour de langues. Le principe de précaution en fait partie mais il a un avantage qui sème la jalousie partout : il est inscrit désormais dans la Constitution, et ça, ça se respecte !
Loin de moi l’idée de vouloir démontrer la sottise d’un principe, fût-il de précaution, fût-il inscrit dans le marbre de la hiérarchie des normes, non, d’autres s’en sont déjà chargés, avec plus ou moins de brio. En revanche, je ne résiste pas à l’envie de montrer ce qu’une application quotidienne de ce fameux principe peut avoir de burlesque, et de coûteux.
Avant d’exposer mon exemple tout chaud devant la blogosphére qui n’en reviendra pas, je précise que les militants du principe de précaution sont des militants comme les autres, c'est-à-dire aussi faux culs. Après avoir réussi à faire inscrire le principe de précaution dans la Constitution, certains précautionautes s’étonnent qu’un gouvernement ait dépensé un milliard d’euros pour acheter des vaccins contre la grippe A et qu’il se trouve aujourd’hui réduit à en brader la moitié sur Ebay. Un principe de précaution, en plus de faire bien dans la conversation et de vous permettre de poser au responsable sérieux, ça coûte de la thune.


J’habite à cinquante kilomètres au sud de Lyon. Jeudi soir, les conversations n’avaient qu’un seul sujet : la neige. On annonçait de fortes chutes de neige pour la nuit (car la neige, l’as-tu remarqué, lecteur distrait, tombe souvent la nuit, comme pour faire la surprise aux enfants quand ils se réveillent), et on s’échangeait le chiffre de 35 centimètres. Pour un lyonnais, trente cinq centimètres de neige, c’est une sorte de record (en 1990, il y en a eu un peu moins de trente en une fois, et ça fait donc vingt piges, et on s’en souvient). Pour un québécois, en dessous d’un mètre de neige, ce n’est pas vraiment de la neige, mais pour un lyonnais, c’est un coup à rester à la maison. C’est en effet ce qui s’est globalement passé : des milliers de personnes sont resté chez elles, attendant en vain ces 35 cm de neige précédant de peu l’Apocalypse. D’ailleurs, principe de précaution, les transports scolaires ont été annulés, les bus des TCL aussi, les camions de plus de 7,5t interdits de bouger tandis que la SNCF annulait certains trains. L’aéroport de Lyon, principe de précaution, décidait de ne plus faire voler les avions et fermait même carrément. Mieux : les stations de Velov (vélos en libre service) elles-mêmes ne distribuaient plus de biclous ! Pour être complet, la préfecture conseillait enfin aux gens « d’éviter de prendre leur véhicule ». Dans un tel contexte, et à moins d’habiter à 300 mètres de son boulot, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui ne se sont pas rendues au taf ce vendredi, pour rien. Oui, j’oubliai un détail : à Lyon, il y a eu moins de 10 cm de neige ce vendredi.
On aurait tort de sous-estimer les conséquences immédiates d’un tel affolement : la propagande sécuritaire fait des dégâts, du genre qu’on ne voit pas d’emblée. Je n’ai aucun moyen de savoir ce que coûte cette chiasse climatophobe qui a fait serrer les miches à la moitié du département, mais je pense aux postes non pourvus, aux commandes non livrées, aux restaurants désertés, je pense aux réservations de toutes sortes annulées, aux rendez-vous non honorés, aux nounous renvoyées chez elles, enfin je me dis que tout ça a un impact économique réel, et que l’exemple lyonnais n’est qu’un exemple parmi d’autres. Encore s’il y avait eu le demi mètre annoncé, on pourrait se dire que l’activité est soumise aux caprices du temps. Mais là, et ce n’est pas la première fois qu’on l’observe, ce sont les caprices de la préfecture, du plan vigilance de mes deux, de météo France et de la Direction du Trouillomètre qui nous pourrissent l’existence, avec la complicité intéressée des médias, qui sont prêts à tout pour vendre du papier. Au sens propre, on nous prend pour des gosses. J’entends déjà le « oui, mais SI il y avait eu 35 cm de neige ? ». Eh bien, qu’on nous laisse nous empêtrer dans les embouteillages s’il doit y en avoir, qu’on nous laisse perdre quatre heures de nos existences au cul des camions, mais qu’on ne fabrique pas de la peur pour qu’au final, on perde des journées entières à glander devant les bulletins météo comme Drogo face aux tartares. Car le paradoxe de cette pantomime, c’est que le péquin affolé reste chez lui, ne prend pas sa voiture, ne va pas bosser, les routes sont dégagées par les chasse-neige mais les camions ne roulent pas, les bus ne roulent pas, les vélos ne roulent pas, les chars à bœufs ne roulent pas et nous avons le spectacle ahurissant d’un réseau routier intact, propre, accueillant, désert et inutile : personne !


J’ai déjà entendu justifier ce type de propagande alarmiste au prétexte qu’il faudrait en dire beaucoup pour que les gens, ces gros cons, se mettent à bouger un peu. On force donc le trait pour la bonne cause, on annonce une grippe aviaire dévastatrice, une grippe A phénoménale, des vagues d’attentats atroces, des canicules en veux-tu en voilà, des réchauffements climatiques époustouflants, on met la pression à son maximum parce que, en fin d’épisode, les populations soufflant de soulagement ne se souviennent plus des énormités annoncées. Mais si on se mettait à douter de la réalité factuelle des Bérézinas à venir, si, instruits par le genre d’expérience ci-dessus, les populations (ces gros cons) se mettaient à ne plus vraiment avaler les montées des eaux, les effondrements de banquise ni les disparitions des forêts, on serait bien emmerdés, soudain…

jeudi 7 janvier 2010

Minaret aux arrêts.


Je signale aux lecteurs de ce blog un article de l’excellent Abdelwahab Meddeb au sujet de « l’affaire des minarets »
Il reprend quelques éléments d’histoire propres à éclairer les raisons de la défiance diffuse contre les mosquées en Europe et, au-delà des bâtiments, de la réticence avec laquelle l’islam en général est perçu. Plutôt que d’accuser les européens dits « de souche » d’être la réincarnation de la bête immonde, il avance quelques faits qui, plaisants ou non, sont à l’origine de ce que nous sommes, de ce que nous pensons et de notre façon, certes imparfaite, de voir le monde. Meddeb est un des rares à envisager sereinement que dans un domaine aussi complexe, les « torts » ne sont pas uniquement d’un côté, et que les musulmans doivent s’interroger aussi sur ce qui, chez eux, dans leurs fondements civilisationnels, dans leur attitude, dans leurs comportements au niveau mondial autant que dans l’Histoire, peut générer méfiance, rejet ou hostilité. Il est bien sûr plus simple de désigner une partie de la population comme méchante, soumise au mal : raciste. Du reste, les imbéciles et les fumiers ne s’en privent pas. Comme cette partie de la population est aussi ce qu’on nomme simplettement « le peuple », il est ensuite assez commode d’envisager de se passer purement de lui et de ne le consulter qu’avec parcimonie, et tant qu’on n’a pas trouvé d’autres moyens de faire. On y travaille, d’ailleurs.
Au risque d’être le seul pays dans cette situation, il est désormais connu que la France n’a pas d’identité nationale. Des gens bien plus calés que moi le décrètent cent fois par jour, et signent même des pétitions pour que personne ne s’avise de l’oublier. Cependant, n’en déplaise aux modernistes, les peuples ne sont pas nés d’hier, et ils possèdent encore en propre ce qu’on pourrait appeler une personnalité. Comme toute personnalité, la rationalité et le sens de la mesure n’y ont qu’un rôle mineur, contrairement à l’Histoire et ses blessures, aux idées et fantasmes qu’elle a fait naître. C’est probablement la raison pour laquelle certains cherchent à réduire la place de l’enseignement de l’Histoire, après en avoir gommé toute référence jusque sur les billets de banque et les pièces de monnaie… Un peuple sans histoire, avatar libéral de la tabula rasa. Or, c’est peut-être à cette « personnalité » qu’ Abdelwahab Meddeb se rapporte pour essayer de comprendre, non de juger, les raisons de la coince. Etant musulman lui-même, et des plus cultivés, il est plutôt bien placé pour juger du travail qui reste à faire dans les populations musulmanes pour la grande réforme propre à rendre compatible cette religion-monde avec un monde qui a évolué et changé sans elle, parfois contre elle, en tous cas un monde dans lequel sa transcendance et sa Révélation n’ont pas plus de sens que n’importe quelle autre. Car s’il est évident que les nations accueillantes sont appelées à changer, et profondément, au contact des populations migrantes, il est également indiscutable que ces dernières ne peuvent espérer recréer sur tous les continents ce qui faisait l’identité séculaire de leurs si mignons villages d’origine. Après tout, si la foire au boudin de Saint-Hilaire-Cusson-La-Valmitte n’est pas totalement adaptée à la mondialisation qui vient, les fêtes à you-you ne le sont pas plus.
La première fois que je suis allé en Égypte, j’ai été intrigué par la promiscuité entre les églises et les mosquées. J’ai pris ça pour un exemple de tolérance, ou au moins d’un sens de la cohabitation dont nous aurions pu, nous autres Français, nous inspirer. J’avais oublié une chose importante : les chrétiens sont en Égypte depuis longtemps, depuis plus longtemps que les musulmans. C’est le rapport des forces et surtout le temps qui a permis aux différentes composantes de la société de vivre ensemble. Les égyptiens ont mis des siècles à composer une société (qui n’est certes pas un modèle) qui accepte de grandes entités plus ou moins rivales sur un mode assez pacifique. En Égypte, dit-on, entre 8 et 10% de la population est chrétienne. Seul un parfait imbécile pourrait faire une comparaison arithmétique entre ce chiffre-là et celui du nombre de musulmans en France, car ce serait justement ignorer ce qui fait la différence entre un principe, édicté dans un livre, et une réalité, née de l’Histoire. Autant il serait invraisemblable que l'Égypte musulmane, après vingt siècles de christianisme, ne compte pas d’églises ; autant il est assez cohérent que la France laïque ne soit pas encore, en moins de cent ans, couverte de mosquées.


Ce qui me plait le plus, peut-être, dans l’article de Meddeb, c’est qu’il instille une dimension esthétique à sa critique d’un phénomène que tout le monde traite sur le seul plan politique. Les minarets sont moches, voilà l’affaire. J’entends d’ici les grandes têtes responsables crier à la fadaise, hurler à la dictature du goût ! Qu’ils le fassent, rien n’y fera : les minarets resteront moches. Qui n’a pas souffert à la vue de ces petites églises néo néo néo gothiques qui pullulent sur le sol des Etats-Unis ? Qui ne souhaiterait un tremblement de terre localisé pour foutre à bas ces épouvantables églises en béton que les années 50 nous ont léguées ? C’est pareil pour ces mosquées nouvelles : elles sont laides et en ça, pas de doute, elles s’inscrivent dans une certaine modernité… Et sur la pratique de l’appel à la prière amplifié à coups de hauts parleurs, comment ne pas lui donner raison ? Pour les spécialistes auto proclamés des questions de société, soulever ici des problèmes d’ordre esthétique est une sorte d’enfantillage, le signe évident qu’on n’est pas sérieux. Je prétends, au contraire, que vouloir construire des minarets sur le modèle mal imité de la Koutoubia en miniature, revisitée par Castorama et par des architectes à lotissements, c’est une forme de sottise qui sera ressentie par les peuples autochtones comme une insulte, une forme de colonialisme. Quand une architecture s’implante telle quelle dans des pays de cultures et de climats différents, c’est qu’elle ne tient compte que d’elle-même et qu’elle se présente comme une entité étrangère que rien ne saurait changer. On s’en passera.

samedi 2 janvier 2010

Mourir du cul d’un vigile


A moins d’être totalement naïf, de sortir de l’œuf ou d’être con comme un manche, il n’est pas permis en France d’avoir une bonne opinion de ceux qu’on appelle des « vigiles », pour la bonne raison qu’ils ne la méritent pas. Dans tout corps de métier, tout groupement, il y a forcément des abrutis. Chez les vigiles, c’est l’inverse : il y a forcément quelques types bien. La plupart du temps, les vigiles sont des brutes incapables du plus petit discernement, que seules des instructions strictes, un encadrement scrupuleux et la peur du licenciement retiennent de tabasser des femmes à poussettes pour refus d’obtempérer. Attention, ce tableau n’est pas spécifique aux vigiles en tant que tels : l’ensemble de l’humanité est majoritairement composé de brutes de cet acabit mais voilà, toutes ne sont pas vigiles. Quand un comptable chez Carrefour est un gros con, il n’emmerde que ses collègues de bureau. Quand le même con est vigile, il a potentiellement des milliers de gens à emmerder : les clients.
Oh, je sais bien que les clients sont, eux aussi, des cons, par la même logique et suivant le même constat qui me faisait débuter cet article amer. Mais voilà, encore une fois : ils ne sont pas vigiles, ils n’agissent pas en groupe, ils n’ont pas d’uniforme (avec tout ce que cela implique psychologiquement chez un abruti), ils n’ont pas de chef, pas de mission, pas de matraque et, sauf pour les plus désœuvrés d’entre eux, ils ne font pas de gonflette.
Aux tristes années où j’étais étudiant, j’ai travaillé deux ans dans une boîte de surveillance. J’ai donc fréquenté du vigile, pour en avoir été un moi-même. Je peux ainsi témoigner que je n’y ai rencontré que des brutes, des voleurs, des gens sans aucune moralité, incultes au-delà de tout espoir, parfaitement abrutis par leur nature et par les trésors de mimétisme que la vie en commun met à la disposition de chacun, des crétins de la pire espèce, de celle qui écraserait sciemment un mec parce qu’il n’a pas mis son clignotant. Ce n’est pas compliqué : même à l’Université, même chez les professeurs, je n’ai jamais vu autant de cons rassemblés.
Quand notre civilisation sera détruite et que quelques survivants faméliques voudront expliquer le monde ancien avant de crever eux-mêmes, il se serviront d’une image unique, j’en suis sûr, pour résumer tout ce que nous avons inventé de laid, de dégueulasse, de foncièrement pervers et dégradant : il parleront du Supermarché. C’est un maelström des plus bas instincts de l’homme, comme même le sport professionnel ne donne pas d’exemple. Le supermarché est ce qui se fait de plus grandiose dans l’art d’être minable, et de rendre minable le reste du genre humain. J’ai connu un menuisier qui vivait assez peinard, qui fabriquait des volets, des escaliers, qui les posait chez de jeunes couples ou qui réparait sa porte à la mémé du coin. Il n’avait qu’un défaut : des amis. L’un d’eux l’a mis sur un coup fumant : fabriquer des présentoirs ou comptoirs pour Cabino. Ce con a eu le marché, il a commencé à gagner de l’argent (ou plutôt, son chiffre augmentait, en même temps que le nombre de ses ouvriers, que ses charges, que ses heures de taf, etc), il est vite devenu dépendant de son client, puisque celui-ci a exigé qu’il ne travaille plus que pour lui (raison invoquée : par ses fonctions de fournisseur fabricant, il connaissait des « secrets » commerciaux de Cabino !!), il est donc devenu aussi con et dictatorial que son maître/ client et, pour résumer sa chiante histoire, il a été lourdé au bout de cinq ans, après des investissements énormes, parce qu’on s’est rendu compte qu’on pouvait aussi bien importer des comptoirs moins chers. Je ne vous raconterai pas comment il est mort : de toutes façons, tout le monde s’en fout.
Des vigiles d’un supermarché Carrefour lyonnais ont assassiné un pauvre type. Il avait peut-être fauché une canette de bière, ils l’ont interpellé et se sont assis sur lui, jusqu’à le faire mourir d’asphyxie. Selon les caméras de surveillance de ce supermarché de la mort, l’agonie a duré une bonne quinzaine de minutes. Et le pire, peut-être, dans cette atrocité, c’est que ces brutes ont probablement été inconscientes de ce qu’elles étaient réellement en train de faire. Mourir comme ça, sous les coups de la force et de la bêtise réunies, c’est la plus sordide des fins, c’est à vous glacer le sang. Mourir du cul d’un vigile de chez carrefour… C’est comme imaginer finir sa vie dans un accident de voiture et n’avoir, pour dernière image du monde, que le tablier maculé de tags d’un pont autoroutier plein de crasse.
Si l’analyse lucide de ce qu’est un supermarché ne suffit pas à rendre les gens définitivement allergiques, j’ose espérer qu’il se trouvera au moins un homme, en France, pour refuser désormais d’aller faire ses courses dans son Carrefour habituel, en pensant au local dégueulasse où on a tué un type pendant qu’à quelques mètres de là, d’autres trouvaient si pratiques ces nouvelles caisses automatiques sans caissières.

samedi 26 décembre 2009

Le vingtième siècle finissait


Dans l’éventail immense de ce qui rend la vie moderne désespérément bidon, rien n’égale la musique dite R&B, sinon cette néo soul qui permet aux Alicia Keys, Eryka Badu et autre Amy Winehouse d’exister en en faisant des tonnes. Aussi habiles dans l’art d’imiter que leurs aînés le furent dans l’art de créer, ces donzelles sexy font bander le bourgeois dans des clips fabriqués en série, calibrés comme des tomates d’Espagne. C’est que le sensuel rapporte, même lorsqu’il ne l’est plus du tout.
Aux antipodes de cette soupe calquée, mais aussi à son origine, la musique soul est une sorte de nébuleuse féconde qui va de Ray Charles à Stevie Wonder, en passant par Bobby Womack, Isaak Hayes, Otis Redding, Marvin Gaye, Donny Hathaway ou celui dont je veux évoquer le nom aujourd’hui, mon préféré de tous : Curtis Mayfield (j’ai bien conscience qu’il est scabreux de préférer un nom parmi ceux-là, sans compter tous ceux qui ne sont pas cités, mais c’est moi qui écrit cet article, je fais ce que je veux).



Il y a deux grandes catégories de chanteurs soul : les hyper virils et les autres. Dans la première catégorie, nous trouvons le roi absolu de la bite d’acier, Otis Reddind, suivi par le terrible Wilson Pickett (qui n’a jamais rêvé de pouvoir chanter comme lui, tas de lavettes, et d’être capable de transformer une chanson pour enfant (Hey Jude) en authentique piège à nanas ? Ha, qui sait ce que Wilson aurait pu faire de Petit papa Noël ?…). Dans l’autre catégorie, que nous appellerons celle des séducteurs, Marvin Gaye est un must, encore qu’il plaise surtout aux femmes, ce qui rend un soul seducer suspect à mes yeux, mais j’me comprends… (oui, si on ne rend pas absolument dingues les mecs aussi, on peut être considéré comme un séducteur de modèle courant, pas comme un séducteur soul). Ça n’engage que moi, mais dans ce rôle, je préfère encore Curtis Mayfield, à la fois parce qu’il n’est pas particulièrement aidé par son physique, contrairement à Marvin, et surtout parce que sa production musicale me semble encore plus fantastique, et son charme plus durable.
A la différence d’un Stevie Wonder, qui est le plus grand mélodiste de tous, Curtis Mayfield est l’homme de la transe, une transe contenue, élégante, sexy sans jamais être brutale. Son chant glisse, félin, à travers son œuvre, sans se résumer à une ornementation de plus pour faire danser les fans. Car sous le feutré du timbre, il a toujours su affirmer des engagements politiques, à l’époque où il ne s’agissait pas seulement de défendre le climat, les animaux ou les fonds sous-marins. Après le renouveau des protest songs au début des années 60, ce sont des chanteurs noirs qui accompagnent le mouvement des droits civiques par des chansons illustrant la « fierté Noire », comme James Brown ou Marvin Gaye. Avec deux styles bien différents, je rapprocherais pourtant Curtis Mayfield de Gil Scott-Heron pour leur utilisation du style parlé dans leurs chansons, qui ont influencé de manière décisive ce qui allait devenir le rap. Même si Mayfield est plus sensuel et quasi féminin, sa façon de tenir un chant tendu et presque obsessionnel sur une rythmique lancinante reste une des caractéristiques du récitatif rap actuel. En mieux, évidemment.
A celui qui veut découvrir cet homme, je ne saurais trop conseiller de commencer par le début, enfin le début de son travail personnel (il a travaillé dès les années 60 dans les Impressions de Jerry Butler et a pondu quelques tubes), c'est-à-dire l’album Curtis (1970) et tous ceux qui suivent sans exception, au moins jusque à Something to believe in, en 1980. A raison d’un ou deux albums par an, ça fait un petit programme envoûtant que j’aimerais bien avoir encore à découvrir…
Curtis Mayfield est mort il y a dix ans aujourd’hui. Je me souviens parfaitement de la tristesse qui m’est tombé dessus ce jour-là, comme si sa mort signifiait qu’on ne pourrait plus l’écouter. Erreur, bien sûr, astuce du sentiment qui nous masque la réalité. A moins d'une semaine de l'an 2000, j'ai eu clairement le sentiment que le vingtième siècle finissait. Je savais pourtant bien que Mayfield ne travaillait plus beaucoup et que son œuvre était achevée depuis longtemps, mais il avait été un de ceux qui m’avaient fait découvrir un monde, et à ce titre, je le considérais comme une sorte de parent. Chose encore plus curieuse, et que chacun peut avoir vécue, il faisait partie des gens dont le travail me plaisait totalement, dont chaque chanson me touchait parce que son style, sa personnalité, sa façon d’être, tout simplement, m’allaient droit au cœur. Est-ce que ça signifie que je le comprenais ? Oui, je crois.

lundi 21 décembre 2009

Panthéon pour monsieur Germain !


Je viens d’écouter la dernière édition de Répliques, l’émission d’Alain Finkielkraut sur France Culture, consacrée à Albert Camus. Je signale aux lecteurs que l’animateur y a exposé une idée que je trouve formidable, et dont je lui envie la paternité. A propos de la prochaine entrée de Camus au Panthéon, décision controversée pour plusieurs raisons, au premier rang desquelles la récupération de la figure de Camus par un Président de la république caricaturalement de droite, Finkie propose qu’à la place de l’écrivain, on y fasse entrer les cendres de monsieur Germain, l’instituteur de Camus, l’homme qui lui avait permis de sortir de la détermination de son milieu social, ce monsieur Germain devenu la figure de l’instituteur républicain qu’on a tant moqué depuis.
Je pense qu’il est inutile de s’étaler plus avant sur les avantages et la valeur symbolique d’une telle panthéonisation, chacun la comprendra.
Je propose que cette idée géniale soit reprise et colportée par tous ceux qui pensent qu’il faut remettre les professeurs à leur place, la plus haute, sur l’échelle de la considération publique, au risque de bousculer des vedettes de la chanson-han, des stars du basket-han, des Che Guevara du football business-han et des imitateurs engagés-han.
Juste après avoir été nobélisé, Camus écrit cette lettre à son ancien instituteur:
"Cher Monsieur Germain,
J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur. Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève."

Le Panthéon pour monsieur Germain, oui, nous le pouvons !

Eloge d'André Suarès


J’étais à Paris fin novembre et, étudiant une carte, j’y découvre une place Raymond Souplex. Je cherche alors une place ou une rue Jean Gabin : rien ! (la carte date de dix ans, et depuis, on a donné le nom de Gabin à un bout de Paris) Par quel intense lobbying est-on parvenu à donner le nom de Souplex à une place, tandis que Jean Gabin, notre plus grand acteur, n’est pas honoré ? S’amusant de la chose avec mes amis, on se met à vérifier si tel ou tel personnage a une rue, une ruelle ou une impasse à son nom. Le jeu dure depuis cinq minutes quand j’ai l’idée de vérifier s’il existe une rue André Suarès à Paris : elle existe ! C’est une des deux ou trois plus grosses surprises de ma vie ! Une rue porte le nom du plus grand de ses écrivains inconnus… Immédiatement, je bondis de ma chaise, avec force postillons je me mets à expliquer qui fut ce Suarès et pourquoi il est absolument invraisemblable qu’une rue porte son nom, tandis que j’enfile mon manteau, que je mets ma casquette et que j’emporte mon appareil photo, direction : la rue Suarès !


On a foutu une rue André Suarès au fin fond du 17ème arrondissement, juste au dessus du périphérique, dans une sorte de no man’s land affreux qui aurait fait pousser des cris de douleur à son bénéficiaire. Lui qui détestait tant la rive droite serait bien mortifié de savoir où on a apposé son nom d’inconnu. Cette injuste guignolade m’a parue bien figurer l’incompréhension où se mec a passé sa vie, et finalement, bien représenter ce que fut son isolement héroïque. Techniquement, il n’y a rien dans cette rue. Elle porte le nom d’un homme qui ne fut que rectitude et profusion et pourtant, elle n’offre rien et forme un angle droit : une rue en L. Visiblement, des projets d’urbanistes vont remodeler ce bout de Paris dont j’ignore tout : un terrain vague a fraîchement été formé par la démolition ou le déblaiement d’une grande aire non loin de la rue Suarès, et je vois d’ici les grands immeubles froids qui vont y pousser. Il y en a d’ailleurs un dans la rue même, c’est le seul, une sorte de truc en verre verdâtre qui doit abriter une compagnie d’assurance ou un groupe de canailles bien mises. En face, rien, des gravas par monceaux, un ancien mur qui ressemble à un ouvrage SNCF, une zone à Gitans qui attend la fin du monde. C’est, de tous les endroits que je connais de Paris, celui qui est le mieux fait pour l’exil. Suarès y est donc chez lui.


Il est toujours assez délicat de parler des écrivains que l’on aime, ou des musiciens qui nous habitent. Si on les aborde en « généraliste », à fin de les faire découvrir aux néophytes, on est menacé par l’écueil du cliché ou de la banalité, et on déçoit les connaisseurs. Si on les aborde en « spécialiste », c'est-à-dire en amoureux passionné qui connaît son affaire, on peut flatter quelques happy few par des allusions d’initiés en risquant d’ennuyer profondément les béotiens. Cette dialectique est particulièrement vraie quand on évoque un homme comme André Suarès. Je choisis donc de tenter de faire « découvrir » cet écrivain et, puisque son statut de « maudit » rend mécaniquement faible le nombre des élus qui l’ont connu et l’apprécient, je suis censé parler ici au plus grand nombre.
André Suarès est inconnu, c’est de notoriété publique. D’un homme qui a écrit plus de cent ouvrages, il est un peu normal que le grand public ne connaisse pas tout. Il est un peu moins habituel qu’il ne connaisse absolument rien, pas plus l’œuvre que le nom. D’autant que ce nom a été su par tous ceux qui firent la littérature avant-guerre, autant pour l’admirer que pour le détester, d’autant surtout que la qualité de son œuvre, de ses vues, de son ambition et son intelligence fulgurante le place à un niveau supérieur. Mais voilà, Suarès n’a jamais écrit de roman. Pas moyen de résumer un de ses livres par une formule comme « c’est l’histoire de… ». Chez lui, tout est littérature, tout est dans l’art de raconter, de parler, d’évoquer ou de se battre. Son œuvre composite, mélange d’essais esthétiques, de carnets de voyages, de poésie, de pamphlets virulents, de rêveries ou de théâtre, trouve son unité dans un humanisme exigeant et un amour exclusif de la beauté. Ce dernier point est probablement celui qui lui a fait le plus de torts, et qui contribuera toujours à son oubli dans une époque entièrement soumise à la laideur produite industriellement. André Suarès fut un grand passionné, et sa passion d’écrire trouve son accomplissement dans sa continuelle critique des grandes œuvres. Plus que Nietzsche lui-même, il a ruminé les trésors de l’art occidental toute sa vie durant et parvint toujours à en montrer l’unité, l’épine dorsale, à dégager les principes qui les apparentent les uns aux autres. Personne n’a écrit avec autant de profondeur ni de partialité sur Dostoïevski, sur Beethoven, sur Dante, sur l’Italie de la Renaissance, sur la Grèce (sa seconde passion, après la France), sur Shakespeare. Ses livres sont des collections d’essais où l’intransigeance de ses passions éclate partout, où l’amour dangereux du sublime et de la grandeur mène parfois à une certaine grandiloquence dans un style tranchant. C’est un de nos plus grands aphoristes. Sa phrase se structure autour d’une idée en train de naître, et qui semble progresser par affirmations successives, aphorismes qui précisent, encadrent et accomplissent l’idée à coups de fulgurances.
Son maître ouvrage, le Voyage du Condottiere, fut écrit sur plus de trente ans. C’est le surprenant récit de ses voyages en Italie entre 1895 et 1928, mais c’est bien plus qu’un récit de voyage (qu’il débute par cette phrase « Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans un voyage »), c’est un hymne. Chaque endroit, chaque œuvre, chaque fait, chaque palais et chaque ruelle lui inspirent un chant où passent son érudition, son lyrisme, sa poésie, son amour de la grandeur et son culte de la beauté, sa mythologie personnelle et son envie de se battre. Lui, le plus grand des critiques, dépasse de beaucoup ce genre par la passion qu’il y met, la partialité, l’ampleur des vues et surtout la poésie, un peu comme Jules Michelet dans un autre domaine. La différence essentielle d’avec les critiques « standard », si l’on peut dire, c’est qu’il ne juge les œuvres et les personnages qu’en fonction de leur poésie. C’est son ultime critère, celui qui, à Sienne, le fait s’attarder sur un palais d’apparence banale, parce qu’il y a vu une façon d’orgueil poétique auquel il identifie sa propre quête des hauteurs. Son voyage est celui d’un Condottiere, comme le surhomme de Nietzsche est un homme sur-vivant, vivant une vie plus vive que les autres, et au dessus d’elles. Ce qui surprend le plus, peut-être, dans son œuvre, c’est la permanence des vues originales, des points de vue surprenants et toujours personnels, jamais mièvres, et surtout sa prodigieuse capacité à relier entre eux des éléments apparemment sans rapport mais qui, éclairés par sa sensibilité et son érudition, nous font mieux comprendre l’unité élémentaire de l’Art.
Toute personne affirmant avoir visité l’Italie et la connaître sans avoir lu le Voyage passe, à mes yeux, et immédiatement, pour un fanfaron.

Suarès est né en 1868, il meurt en 1948, sa vie couvre donc trois guerres, trois invasions et très logiquement, la question de la guerre occupe une bonne part de son œuvre. Politiquement, il fut un patriote, le plus fanatique de tous, dans une formule inédite où le fanatisme n’aveugle pas (ou peu) l’intelligence. C'est que son intelligence était tellement au dessus de la norme que, même fanatisée par son amour de la patrie et sa vision grandiose de la France, même rendue partiale par la douleur de la guerre, elle conservait plusieurs coudées d’avance sur celle de la plupart de ses contemporains. Durant la Grande guerre, il écrit des pamphlets anti boches d’une violence inouïe, d’une lucidité prophétique aussi. Il n’a pas attendu le nazisme pour fustiger la passion de la race chez les Allemands, et pour annoncer ce qui allait advenir. Dès 1915, il écrit « La nation contre la race », établissant de chaque côté du Rhin deux principes inconciliables et appelant, dans un style à la hussarde, à abattre les barbares. Chez lui, en ces époques lointaines où la police politiquement correcte n’avait pas encore lâché ses indics sur les masses, les barbares sont traités de gorilles, de brutes, de singes à mâchoires, d’infectes punaises. Un verbe dur dans un esprit fin, choses presque totalement disparues de nos jours... Un des seuls livres de lui qu’on cite aujourd’hui est son Vues sur l’Europe, paru à partir de 1934, où il emploie les plus grands moyens pour tenter de convaincre l’occident du danger mortel du nazisme. Il est immédiatement traité de fou, de provocateur et s’enfonce un peu plus dans la marge. C’était l’époque où le ministère des Affaires étrangères interdisait à la NRF (et donc à Suarès) tout article contre Hitler ou Mussolini, qu’on ménagea jusqu’au bout (pensons qu’un enculé (non Allemand) a même proposé Hitler au prix Nobel de la paix en 1939 !). Dans ses Vues, Suarès annonce ce qu’Hitler annonçait lui-même dans son Mein kampf, c'est-à-dire à la fois la guerre, l’écrasement de la démocratie et de toute possibilité d’opposition, le martyr des Juifs, etc. Avec une hargne de fanatique, il exhorte les démocraties à faire la guerre, à écraser préventivement celui qui bientôt, écrasera l’Europe, car il sait, il a compris qu’on ne pourra pas éviter la guerre, il a compris avant tout le monde que deux principes se trouvaient en conflit et qu’il faudra y aller. En ce domaine comme en tous les autres, Suarès est d’une pièce : il détestait les pacifistes (dont son ami Romain Rolland) et traitait les neutres de « chiens ». On ne l’a pas entendu.

Pour lui, « le termite jaune et l’automate américain » sont les deux plus grands dangers qui menacent la civilisation européenne, dans laquelle la France a la première place. Par ces deux images, il fustige l’avenir, notre présent en quelque sorte, c'est-à-dire le monde désenchanté qui sacrifie toute vie aux dieux Travail et Argent. Dès avant 1900, il annonce ce que produiront le communisme et le capitalisme en termes d’aliénation de l’homme. C’est probablement ce qui lui vaudra le plus d’ostracismes, jusqu’à aujourd’hui : il clame à la même hauteur sa haine du capitalisme et celle du communisme, en un siècle si capitaliste qui a tant rêvé de communisme. Parmi les intellectuels et les artistes, races les moins tolérantes et les moins faites pour pardonner, il fut l’un des seuls à ne pas tomber en pâmoison devant le superbe Lénine, à ne pas ouvrir les bras au splendide Staline, à ne pas lécher le cul à un Parti, fût-il internationaliste. Trente ans avant qu’un Gide commence à douter de la perfection soviétique, avant même la révolution d’Octobre, il annonçait ce que serait fatalement l’expérience communiste : l’empire de la Caserne. Le Bernanos de La France contre les robots, paru un an avant la mort de Suarès, est son meilleur continuateur, et il partage avec lui ce don prophétique, fruit de l’intelligence, qui nous étonne toujours.


Il est difficile de citer Suarès, il faudrait copier des ouvrages entiers. Il est très peu réédité : que chacun se démerde. Au hasard d’une relecture, je tombe sur ce texte de 1936, intitulé Plèbe et peuple, bien actuel dans son fond : « (…) J’ignore ce que pourrait être l’amour de la France, si l’on n’aimait pas les Français. C’est à la vie de ce peuple, à ce qu’il fut, à ce qu’il peut être encore, à son génie, que je tiens. On le presse de toutes parts ; on l’attaque, on le nie. (…) Français d’hier ou de la veille, soudain transplantés du Nord et de l’Orient dans les faubourgs de Paris, ils n’ont pas conscience du mal qu’ils font au pays qui les accueille. Ils y campent encore et se donnent le droit de juger impudemment ce qu’il faut garder ou non de l’œuvre de vingt siècles : ils n’y sont pour rien, que pour l’avantage qu’ils en retirent ; et ils se permettent pourtant d’en avoir un avis. Qu’ils en aient un, soit ; mais qu’ils l’expriment, non ; et s’ils veulent le faire prévaloir par la violence, ils passent la mesure. Ils ne sont pas du peuple, et ils parlent pour lui. A peine sont-ils de la plèbe, cette lie confuse que tous les flots du hasard, des migrations, de la misère poussent dans les immenses capitales. Il faut du temps à la plèbe, pour devenir peuple : il faut bien des ans, sinon des siècles, pour faire un citoyen. Il est aisé de se dire citoyen du monde, quand on n’est citoyen de nulle part. Un peuple n’est pas une racaille qui ne vit, misérable, que pour ne pas mourir de faim, et dont toute l’âme est dans le ventre. Une nation est un esprit. On le reçoit de la terre et du ciel, en naissant ; on ne l’échange pas contre un autre, comme un billet de banque. (…) »

Pour terminer ce trop court billet, je veux citer la phrase qui me semble le mieux résumer la mission que Suarès s’était donnée, et qui le qualifie tout entier.
« Pour ennoblir, il n’est que l’artiste et l’homme d’action : par l’œuvre vivante et par l’exemple. Si l’on dit : Même pas ! j’y souscris. Du moins, le véritable artiste s’ennoblit-il lui-même, et quelques uns avec lui. C’est pourquoi nous ne lutterons point contre les plèbes insolentes ni par le fer ni par le feu. Mais il est en nous de nous roidir et de faire notre preuve, qui est premièrement de ne point céder sur la vertu noble et de consentir, pour qu’elle se manifeste, à notre entier sacrifice. » Sur la vie, (tiré des Chroniques d’Yves Scantrel, 1910).

samedi 12 décembre 2009

L’impudent bonheur des empaffés


Au plus fort de la tempête, il y a toujours un imbécile pour dire qu’on va s’en sortir. Quand les vagues pilonnent l’esquif, quand l’équipage est emporté au bouillon, que le capitaine lui-même ne peut plus quitter la cuvette des chiottes, quand les structures du bateau se rompent et que la musique s’arrête, on entend toujours un mauvais mourant qui veut relancer la bagarre et, laissant les mots sortir librement de sa gorge, qui parvient à redonner de l’espoir au dernier carré hébété. Et souvent, cet emmerdeur a raison. C’est toute l’histoire humaine. Mais en ce samedi 12 décembre 2009, après la vidéo des jeunes de l’UMP, personne, pas une voix ne s’élève. Chacun a compris que c’est la fin.
Qui aurait pu prévoir qu’en plein « débat » sur l’identité nationale, le parti au pouvoir déciderait de tuer la France, en peine conscience du crime, rendant ainsi dérisoire toute autre considération ? A tous ceux qui, de bonne foi ou pas, se chamaillaient pour savoir si telle ou telle option relève de l’identité française, le pouvoir a décidé de montrer comment, de l’identité française, on se torche le cul. Oyez, enculés, approchez ! Regardez comment on achève une nation malade ! Mettez vos groins à l’épreuve ! N’ayez pas peur, mesdames, laissez vos enfants jouer avec la charogne ! Elle ne ressent plus rien, on peut y aller !
Je me souviens des reportages sur les mineurs, à la fin des années 70. Des simples d’esprits, les mineurs. Des mecs de cent kilos, des mains comme des poêles à frire, des moustaches effrayantes et les voilà qui se mettent à pleurer dans le poste parce qu’ils estiment leur dignité atteinte. Ils pleuraient comme des mioches parce qu’ils ne comprenaient pas comment on pouvait les tenir pour si peu, ni comment des mecs pas capables de changer un filtre à air pouvaient décider de foutre des héros au remblai. On s’endormait, gamins, avec ces larmes, en se disant qu’on venait de découvrir en quoi ça consistait vraiment, d’être un homme. Je me souviens aussi qu’à cette époque, le plus grand des Français s’appelait encore Eric Tabarly, un travailleur sobre qui refusait de répondre aux questions idiotes. Tous les enfants le regardaient comme un père, lui dont on savait que jamais le cul ne s’ornerait d’une plume, fût-ce pour faire plaisir à l’audimat. L’identité française, en ce moyen âge lointain, c’était une certaine façon de n’être jamais ridicule, une espèce de grandeur.
Tout le monde doit s’en foutre, mais c’est décidé : je ne suis plus français. Il y aura sûrement encore un mauvais coucheur pour prétendre que tout n’est pas fini, mais il se trompe : tout est absolument fini, l’ancien monde est mort. Demain, les poules auront des dents, les arbres pousseront à l’envers et des boulevards porteront le nom de Patrick Devedjian.
Dans le monde simpliste des juristes, un Français est simplement un clampin qui possède la carte d’identité française. Qu’il ne soit même pas francophone ne change rien, qu’il ignore tout du pays n’a pas d’importance, c’est un français au même titre que Châteaubriand et Jean Moulin. Les coiffeurs voient le monde à travers les conversations qu’ils ont dans leur salon feutré ; les chauffeurs de bus en savent long sur l’homme parce qu’ils font beaucoup de kilomètres ; les juristes voient le monde à travers le Code. Mais pour les gens comme moi, néanderthaliens voués au charnier, la carte d’identité n’est rien d’autre qu’un papier délivré par un fonctionnaire qui fait ses huit heures, et qui aurait pu aussi bien vous filer un arrêté d’expulsion si un sous-ministre l’avait décidé. Etre français est une alchimie qui suppose, a minima, une aspiration à être français, une forme d’identification avec le pays, un accord général sur l’existence qu’on y mène, toutes choses qu’ils m’ont prises. On pourra dire et faire ce qu’on veut désormais à propos de cette fameuse identité, je m’en désintéresse. A quoi bon peaufiner l’argument, soupeser des pattes de mouches, à quoi bon étudier, affirmer, douter ? L’identité française, on nous l’assène, on nous le démontre, c’est avoir le courage de la vulgarité, c’est l’ignoble sans gêne des optimistes, l’infantilisme des slogans, la grossièreté de l’air des lampions, la laideur des biens portants, c’est l’indignité des bouffons, l’impudent bonheur des empaffés.


Les Etats-Unis ont depuis longtemps mélangé show business et politique. Ils ont tout mélangé, d’ailleurs, c’est là toute leur recette. Faire une carrière politique, là-bas, est aussi éprouvant que faire des claquettes. Tout doit être fun : les américains prennent les enfantillages très au sérieux. Au pays de Disney, on ne badine pas avec l’insignifiance. Rien n’est plus encadré que la nonchalance, rien n’est plus codifié que la décontraction. On passerait par les armes médiatiques un politique qui n’afficherait pas son souci de faire jeune, et d’ailleurs, on n’y conçoit plus qu’on puisse être Président sans faire de jogging. L’industrie du divertissement a si complètement infiltré le tissu social que le meilleur visa pour le pouvoir est un sourire franc, sans tâche, large et permanent. Obamisme et optimisme. La France a décidé il y a longtemps d’imiter les USA et, bien sûr, comme tous les imitateurs, elle bouffonne. Après que Ségolène Royal, avec ses bouclettes, sa tunique moulante et son parfait émail a foutu la trique au Zénith, on savait que les dès étaient jetés et que la politique française passerait, elle aussi, par ce concours de séduction si américain. L’UMP relève donc le défi en s’enfonçant délibérément dans l’abrutissement fier de lui, la variétisation assumée de la politique à coups de plamondices. S’américaniser n’est plus une technique, un penchant ni une faiblesse, c’est un impératif catégorique. Bien sûr, il ne faudrait pas croire ni espérer que les choses vont en rester là : on les aura, les socialistes faisant du hip-hop, on y aura droit à Martine Aubry en tutu, à Besancenot en Village People, on verra bientôt Benoît Hamon faire du skateboard, Villiers chanter la Traviata et la fille Le Pen tatouée lolita style. On a bien eu un président en exercice entrant en short et basket par la grande porte de l’Elysée…
Se dire Français, c’est d’une façon ou d’une autre assumer ce qui est français, assumer l’histoire et le présent. Je l’ai déjà écrit, j’assumais dans la joie les croisades, la Saint-Barthélemy, les guerres mondiales, les guillotinades, les Bérézinas, j’assumais tout, j’assumais même les yéyés ! Mais c’en est trop : en deux générations, on est passé du Chant des partisans à « Changer le monde » : je ne suis plus français !

Je veux mourir.





mercredi 9 décembre 2009

Afreucentrisme



Depuis soixante-dix ans, on a souvent constaté que les Etats-Unis donnent le ton de ce qui se fait en France, avec un décalage d’une dizaine d’années en général. Pour le meilleur ou pour le pire, nous reproduisons curieusement des comportements qui nous sont étrangers, et ceci sans y être contraints par la force, sans qu’une quelconque colonisation à l’ancienne puisse être invoquée. Une hypothèse s’impose : vivant peu ou prou dans le même système économico politique, les mêmes causes là-bas produisent les mêmes effets ici, question de temps. Les Etats-Unis ne sont cependant pas les seuls à donner le la de la musique française, et on a pu voir des modes d’origine nippone, par exemple, enlaidir notre paysage comme si elles étaient 100% yankee ! Le Canada me semble, lui aussi, un bon postulant dans ce rôle : depuis la rentrée scolaire 2009, en effet, la ville de Toronto finance une école afrocentriste
En gros, il s’agit d’une école (financement public !) qui « met l’accent sur la culture des Noirs à travers l’enseignement », et qui est destinée à des élèves Noirs (pour l’heure, les Blancs sont admis – leur éviction pure et simple n’étant peut-être pas possible légalement). Pour l’afrocentriste, il n’est plus question d’enseigner l’histoire du Canada (ni celle du monde) comme avant, il faut y ajouter le prisme de la couleur de la peau : c’est évidemment là que se situe le progrès. Mais l’enseignement ne se limite pas à l’histoire, évidemment, l’enseignement c’est bien plus vaste, c’est immense, c’est illimité, ça mérite une majuscule ! L’afrocentriste tâchera donc de mettre en exergue le rôle des Noirs dans la comptabilité, leurs apports théoriques à la mécanique des fluides, la spécificité noire en matière d’aérodynamisme, de résistance des matériaux ou de circulation sanguine et fera, bien sûr, la part belle à l’Afrique sur le sujet passionnant de l’antimatière. On va voir ce qu’on va voir…
Pour réduire l’échec scolaire des élèves canadiens noirs, l’ambition affichée est de leur donner des références auxquelles ils puissent s’identifier, car il doit être établi que l’élève noir ne peut en aucun cas s’identifier au reste du genre humain (c’est donc, très exactement, ce qu’on a coutume d’appeler un gros con). Bref, on met en place un enseignement spécial pour des gens qui sont pourtant censés s’intégrer à un tout, c’est comme ça. Les responsables de cette école étrange précisent paradoxalement que « les élèves utiliseront le même terrain de jeux que ceux de l'école publique adjacente », ce qui démontre leur courage : ils ne reculent pas devant l’idée hardie que de petits Noirs puissent échanger un ballon ou un saute-mouton avec de petits Blancs !
Afrocentriste, c’est le terme qu’on utilise quand on met en place une pensée qui tourne autour de l’Afrique. Une géographie afrocentriste, par exemple, placera l’Afrique au centre du monde, même s’il l’on sait depuis longtemps que celui-ci se situe en gare de Perpignan. Pour un afrocentriste comme pour un panamocentriste (le Panama éternel, père de la civilisation) qu’importe les faits et ne comptent que ceux qui intéressent la Cause ! Et pour obtenir de bons résultats, naturellement, les professeurs devront être noirs eux-mêmes. Au Canada, on ne lésine pas, on est décomplexé, on met le paquet ! Au moment de l’abandon de l’apartheid en Afrique du sud, si l’on m’avait dit que vingt ans plus tard, des Noirs du Canada mettraient eux-mêmes en place les prémisses d’un « développement séparé », j’aurais vraiment rigolé. J’aurais eu tort, une fois de plus. La réalité ne dépasse pas la fiction, elle l’écrase, elle l’atomise, elle lui éclate sa face ! Elle la polanskyse !
A l’heure de la mondialisation, de la circulation des personnes en tous sens, il est bien logique qu’on assiste à des retours de bâton, à ce qu’on appelle comiquement des « crispations identitaires ». Le principe d’action/ réaction demeure l’explication la plus valide de la plupart des mouvements de l’histoire. Il explique d’ailleurs en bonne partie le dernier vote du peuple suisse concernant les minarets ou le soudain revival de la religion musulmane dans un grand nombre de pays. Mais si on condamne généralement les crispations des populations des pays accueillants, on est toujours plein de compréhension pour celles qui émanent des émigrés, et je me demande bien au nom de quoi.
On peut aussi se poser la question de savoir ce qui composera ce curieux enseignement centré sur l’apport des Noirs à la civilisation. Loin de moi l’idée de contester l’immense apport africain à la civilisation, naturellement, mais encore faut-il savoir de quelle civilisation l’on parle. S’il s’agit de la civilisation européenne, d’où le canada est directement issu, l’apport est mince, voire minuscule. N’oublions pas qu’avant les Portugais du XVème siècle, l’Europe n’a aucun contact avec l’Afrique sub-saharienne. Même en se concentrant sur les périodes récentes de l’Histoire, où les contacts furent plus fréquents, les rapports de domination et de forces ont fait que la civilisation européenne s’est imposée, c’est un fait, et qu’elle n’a pas trop eu besoin de « l’aide » africaine pour ça. Quoi qu’il en fût, il faut toujours faire confiance aux révisionnistes, leur imagination ne manque jamais de ressources.
Mais peut-être ne s’agit-il que d’enseigner la « civilisation africaine » dans cette école, et non pas « l’occidentale » ? Peut-être les petits canadiens noirs seront-ils ramenés à leurs plus ou moins lointaines origines par un « enseignement des racines » particulièrement à même de fabriquer de petits citoyens canadiens ? Finalement, dans ce XXIème siècle qui débute, ce siècle de la miniaturisation de la technologie, des communications immédiates, des nano particules et de l’expansion spatiale, de la globalisation de tous les rapports humains, le plus important pour un canadien, c’est peut-être de savoir comment ses ancêtres africains fabriquaient le pain, comment ils portaient l’eau et faisaient allégeance à leur monarque local ? En tous cas, si les élèves de cette école invraisemblable rencontraient quelque difficulté à s’imposer dans la compétition généralisée qui les attend, autant dans leurs carrières que dans leurs vies, dans la confrontation avec « le reste du monde » (et pas seulement étudiant), ils sauraient aisément à qui s’en prendre.


Le plus inquiétant dans cette affaire est bien sûr le caractère exemplaire qu’elle pourrait avoir pour les esprits tordus qui, en France, ont le vent en poupe. Les racialistes sont parmi nous, ils n’ont aucun complexe à dérouler leur discrimination positive et leur enseignement épidermo-différentialiste sur les ventres chétifs de la Constitution et de la désuète vieille dame Egalité. Pire, il semble bien que le courage manque partout pour leur dire merde et les foutre en cabane (lieu idéal entre tous pour goûter les charmes du communautarisme ethno racial). On les a déjà entendu, par exemple, réclamer que l’enseignement en France fasse une plus grande part à l’histoire personnelle des élèves, c'est-à-dire qu’on enseigne l’histoire des pays d’origine de leurs parents et ancêtres. Ainsi, au lieu d’apprendre simplement l’histoire du pays où ils vivent, comme partout dans le monde, les enfants de demain seraient forcés à patauger dans le déterminisme de leurs origines en ressassant éternellement l’histoire de leurs supposés ancêtres d’au-delà des mers… Idéal pour construire l’idée d’appartenance à la France... L’école enseigne-t-elle l’histoire de la Pologne depuis que des immigrés Polonais sont venus s’installer en France ? A-t-on appris l’histoire de l’Espagne, de l’Italie, du Portugal au motif que des millions de travailleurs de ces pays se sont installés ici ? Niet ! Au nom de quoi faudrait-il agir différemment pour les enfants d’immigrés actuels ? Au nom de la couleur de leur peau ? De leur race ? Allez, dites-le ce mot qui occupe toutes vos pensées !
Quoi qu’on pense de l’immigration, de la préservation des modes de vie ou de la persistance de la foire au poulet à Saint-Hilaire-Cusson-la-Valmitte (Loire), on est bien forcé de constater que des millions d’êtres humains n’habitent pas dans le même pays que leurs grands-parents. Je ne suis pas le dernier à remarquer que ça pose des problèmes ni à souhaiter qu’on maîtrise ces flux, mais le bon sens indique que la situation est ce qu’elle est, et qu’il faut faire à partir d’elle. Autrement dit, les populations qui sont en France, pour la plus grande part d’entre elles, y resteront. Dans cette perspective, la situation est celle-ci :
1)Soit on veut que la France reste essentiellement peuplée de Français, c'est-à-dire de gens qui se disent, se sentent et se revendiquent comme tels (quelles que soient leurs putain d’origines), et dans ce cas, on travaille à l’union, à l’intégration et à l’assimilation (gros mot !) de tous dans un ensemble cohérent (ce qui n’exclut pas les fameuses « différences », mais les subordonne à la « ressemblance », ce qui, au passage, suppose aussi un métissage naturel) ;
2) Soit on pense que c’est impossible, on veut conserver des choses incompatibles ou qui braqueront immanquablement chacun contre son voisin, on refuse de se considérer comme un Français parce qu’on est noir de peau ou on refuse au Noir la qualité de français, on met en avant les histoires personnelles de chaque péquin pour mieux enterrer celle qui a fait le pays, on se revendique ontologiquement Indigène de la Républiqueou de Souche, on vise un développement séparé de peuplades étanches et, dans ce cas, si on veut suivre mon conseil, on peut d’ors et déjà prendre son visa pour le Canada.

mardi 8 décembre 2009

218 ans et trois jours

Il y a 218 ans et trois jours claquait Mozart dans une Vienne indifférente. Le plus bel hommage à ce grand homme qui n’en n’a pas besoin, c’est Bertrand Blier qu’il le fit, en 1978, par la voix de Gérard Depardieu et de Patrick Dewaere, dans Préparez vos mouchoirs, dans une des trois plus belles scènes du cinéma français. Littérairement dans la lignée d’un Marcel Aymé, la scène qui illustre peut-être le mieux ce que signifie, aux yeux de quelques uns dont je suis, l’expression cinéma populaire.

mercredi 11 novembre 2009

Con et Gourd à la fois


Dans un monde parfait, ni le prix Goncourt ni Eric Raoult n’existeraient. Mais nous ne sommes pas dans un monde parfait, chaque jour nous en convainc.
Il y a des gens pour qui le prix Goncourt représente quelque chose. En dehors du lauréat lui-même, dont on peut comprendre qu’il ne crache pas sur 237 000 livres vendus en moyenne, un lecteur éclairé n’a pourtant que foutre de savoir qu’une académie de dix pépés a trouvé tel ou tel ouvrage plus chouette qu’un autre. Mais la question du jour ne repose pas vraiment sur le prix Goncourt lui-même, pas plus que sur Marie N’Diaye ni sur Eric Raoult. Le sujet du jour, c’est la bêtise.
Dans une interview sans aucun intérêt, Marie N’Diaye fait référence à une phrase de Marguerite Duras, phrase qu’elle qualifie elle-même de « un peu bête » : « La droite, c’est la mort ». L’euphémisante engoncourée avoue d’ailleurs être partie s’installer en Allemagne après l’élection de Sarkozy parce qu’elle ne supporte pas la droite. Evidemment, elle est obligée de reconnaître que Merkel est aussi « de droite », mais ça fait rien : c’est pas parce qu’on est prix Goncourt qu’on doit être précis dans ses jugements, merde ! Enfin, si l’on demandait aux écrivains d’être fins, nuancés, justes, réalistes, cohérents, cultivés, intelligents, autant leur sucrer le droit d’expression tout de suite ! No pasaran !
La N’Diaye exprime son dégoût de « la France de Sarkozy », selon la poétique expression du journaliste, et c’est bien son droit. J’ajoute même que c’est le minimum qu’elle peut faire si elle veut booster un peu ses ventes. Logique : à part Eric Raoult, Bernard Couche-Nerfs et Brice Hortefeux, PERSONNE n’est satisfait de la France du Pézident, personne ! Autant hurler dans le sens des postillons en espérant trouver 237 000 mécontents pour acheter son livre.


Eric Raoult est une sorte de créature née de l’imagination de scénaristes peu scrupuleux. Habitués des grosses ficelles et ne reculant devant aucun cliché, ces fumiers-là nous ont pondu un député comme le monde réel ne nous en donne pas l’exemple, l’équivalent du Méchant-Général-à-Casquette des films de Costa-gavras, la version costardée du Gros-beauf-en-Survêtement-qui-fait-ses-courses-à-Carrefour, ou l’équivalent droitard du Connard-Altermondialiste-qui-porte-une-putain-d’écharpe-dégueu-même-en-plein-été-et-qui-roule-ses-clopes-lui-même. Oui, quand on veut fusionner tous les caractères d’un genre en un seul personnage, quand on veut créer un héros à la hauteur d’un Thénardier, on n’y va pas avec le dos de la main morte : on cliche. Raoult est ça : un cliché. C’est pour ça qu’il serait parfaitement lâche de s’attaquer à Raoult : aucun risque de se tromper, toutes les insultes lui vont. Je ne le ferai donc pas.
Une Prigoncourt dit donc des bêtises en citant une phrase « un peu bête » d’une ancienne Prigoncourt. Elle scandalise évidemment Eric Raoult, le plus bête des Français (il a été crée pour ça, je vous le rappelle, il n’est pas responsable), qui balance donc une bêtise hilarante dans les médias. Mécaniquement conçus comme une caisse de résonance de la bêtise, ceux-ci répercutent non seulement la bêtise parlementaire mais aussi le concert bête de tous ceux qui croient que la liberté d’expression est menacée. Aucun danger : pour que la liberté d’expression soit attaquée, encore faut-il qu’il y ait expression. Ce que dit N’Diaye, c’est juste le stade avant l’expression, c’est la préhistoire du discours, c’est la prime enfance de l’art. Ce que répond Raoult en est donc l’écho fidèle. La France de Sarkozy fonctionne parfaitement.

lundi 2 novembre 2009

Raffarinades & francocacophonie


On se souvient de Gengis Khan, on se souvient de la guerre de cent ans, on se souvient de la peste et de la révolution française. D’une manière générale, donc, on se souvient des événements gigantesques, des épopées sanglantes et des grandes douleurs. C’est à ce dernier titre que nous n’oublierons jamais Jean-Pierre Raffarin.
Jean-Pierre Raffarin vient d’être nommé représentant personnel du président de la République auprès de l’Organisation Internationale de la Francophonie. Dans cette annonce, l’oxymore douloureux est évidemment composé des mots Raffarin et francophonie. Je ne sais pas précisément quels sont les pouvoirs d’un représentant personnel du président de la République française dans ce machin francophone, mais je peux imaginer qu’il n’est pas là uniquement pour beurrer les sandwichs.
Evidemment, Jean-Pierre Raffarin parle français. C’était probablement le minimum exigé pour le poste. Quand il parle, son français sonne comme un épouvantable baragouin pour une raison limpide : parce que c’en est un. Chaque français ayant eu son brevet, même le brevet « au rabais » dont on nous parle, sait reconnaître entre mille Jean-Pierre Raffarin quand il cause dans le poste. Le bafouillis poussif, la grammaire pantelante, les liaisons mal-t-à propos, l’imprécision des images, le grotesque des métaphores, la pauvreté inouïe de la syntaxe, l’impayable ridicule des envolées lyriques, la fausseté du jeu d’acteur, la déliquescence générale : c’est du Raffarin. Il a inventé un style : ses platitudes atteignent des sommets. Avant que Sarkozy ne devienne l’homme omniprésent qu’il est aujourd’hui, nous n’avions que Jean-Pierre Raffarin pour exceller dans l’attentat linguistique. Il bardait son imposante bedaine de calembours, paraissait en public et dégoupillait ses grenades grammaticales à la face du monde. Dans la longue lignée des dirigeants ridicules, Jean-Pierre Raffarin est le seul premier ministre à avoir sciemment gouverné en faisant des blagues. La politique de l’histoire drôle, c’est lui ! Il a fait entrer le coussin péteur à Matignon. Avec sa dent dure, Guy Debord a eu beau théoriser sur le spectacle, sur la dégénérescence de la politique, il n’aurait jamais imaginé qu’elle puisse si vite devenir un sous-produit des Grosses Têtes. A coups de « notre route est droite, mais la pente est forte », de « win the yes need the no to win again the no », de « la route, elle est faite pour bouger, pas pour mourir », de « si on met la voiture France à l'envers, nous n'aurons plus la capacité de rebondir », Jean-Pierre Raffarin a subjugué la France et atterré les Français. Mais il faut reconnaître que malgré son insondable médiocrité, il est battu chaque jour par son Président préféré. Le cancre a dépassé le guide. Compte tenu des acteurs en présence, on peut sérieusement envisager que Nicolas Sarkozy n’ait pas du tout conscience du niveau de français de son "représentant personnel". Lui qui bricole des phrases à coups de « j’vais vous dire » et de « moi c’que j’vois » trouve probablement très châtié le langage d’épicier du Ronsard du Poitou. On en est là. Au final, il est parfaitement cohérent que ce Président de la République-là nomme cet ancien premier ministre-là à ce poste-ci. Ils sont si semblables. Et puis, en matière de culture, ils ont Johnny Hallyday en commun.


Finalement, tout est affaire de symbole. Que Raffarin esquinte la syntaxe sur les cinq continents ne changera pas grand-chose au sort du français dans le monde. Mais à une époque qui semble si obsédée par son image, il aurait été judicieux qu’on se penche sur celle que donneront balourdise et absence de surmoi réunies en un seul homme, le catastrophique Jean-Pierre Raffarin. Oh, on n’avait pas besoin d’un manieur d’imparfait du subjonctif pour que le prestige de notre langue demeurât au niveau faible que l’on constate. Il n’était pas forcément nécessaire de ressortir un agrégé de lettres de derrière les fagots pour aller vanter ailleurs une langue qu’on ne parle plus ici. Mais l’idée que des populations étrangères et néanmoins francophones entendent Raffarin leur servir une phrase du style « le français est la langue importante des gens qui n’ont que ça », ça me fait regretter de ne pouvoir changer de langue maternelle.