jeudi 15 décembre 2011

Eduquons, éduquons.


J’ai déjà eu l’occasion de louer le génie de Bertrand Blier, mais je manque à la fois de talent, de vocabulaire et d’énergie pour lui rendre l’hommage exact qu’il mérite. Avec Bertrand Blier, nous sommes tous condamnés à l’euphémisme.

Calmos est sorti en 1976, second volet de la quadrilogie magique de Blier (Les Valseuses, Calmos, Préparez vos mouchoirs, Buffet froid). Des quatre, c’est celui qui eut l’honneur d’être un échec public. Et Blier lui-même le renia quelque peu, preuve qu’il est meilleur auteur réalisateur que critique.
Un gynécologue (Jean-Pierre Marielle) quitte tout, son cabinet, sa situation et la civilisation elle-même pour échapper aux femmes. Il rencontre Jean Rochefort, tout aussi excédé, avec qui il part s’isoler chez un curé de village (Bernard Blier). Là, ils vont vivre non plus comme la société (c'est-à-dire les femmes) les oblige à le faire, mais comme ils en ont vraiment envie. L’ivrognerie, la bouffe et l’abolition volontaire de l’hygiène rendront enfin à ces fous le bonheur que la tempérance des mères, le bon sens des institutrices et l’appétit sexuel des gonzesses leur confisquaient. Le film culminera ensuite dans un burlesque encore plus gigantesque, des foules de mecs rejoignant les fugueurs, tournant le dos à leurs meufs tandis que celles-ci s’organisent, montent des armées et ramènent de force les couillons au foyer. Avec Blier, bien sûr, pas de discours raisonnable : les femmes veulent être baisées, les hommes servent à ça et c’est marre ! Tout ça finira dans une usine de foutage où Marielle- Rochefort seront réduits à l’esclavage sexuel, contraints de faire reluire des milliers de bonnes femmes à tour de rôle. Enfin, devenus vieux et épuisés, exilés au sommet d’une montagne imprenable, ils devront fuir encore, pour finir dans un con géant (scène qui enfonce Tim Burton lui-même), image de l’obsession sexuelle et du matriarcat, où nous sommes peut-être aujourd’hui.


Le film peut se lire comme une pure déconnade, et alors c’est un des plus grands films déconnants de l’Histoire, tout simplement. Il peut aussi illustrer à sa façon les conflits du milieu des années 1970, féminisme en tête, ou l’injonction faite de jouir, d’avoir une vie saine, d’être un bon père, d’être épanoui, de s’ouvrir au plaisir féminin, de s’adoucir etc. Le culte de la bonne santé (et la performance sexuelle qui en est l’image) en prend pour son grade : en écho à la Grande bouffe (1973) un des personnages de Calmos conseille de manger du sucre, surtout le soir, moyen imparable de se fabriquer de bons chicots…
Ce que fuient les hommes, en fait, dans ce film à sanctifier, c’est le désir, ce fil qui les relie aux femmes et les empêche d’être eux-mêmes, des enfants qui jouent et profitent innocemment de la vie. Une tentative de réhabilitation non sérieuse de l’irresponsabilité masculine. Et contrairement au mot d’ordre de l’époque, contrairement à la dénonciation de ce qu’on appelait alors la phallocratie, le désir est ici renversé : quand les hommes s’en libèrent, ce sont les femmes elles-mêmes, groupées en milice, qui viennent rétablir l’ordre, et leur pouvoir sur le monde. L’affiche est d’ailleurs assez parlante : la bouche d’une femme Léviathan déferle sur la campagne, engloutissant un type sur son passage : rien ne peut lui échapper. A méditer.

L’extrait proposé ici est un moment de grâce : tout y est parfait, les acteurs, le rythme, la position de la caméra, le montage, les dialogues. Un adolescent aussi imprudent qu’on peut l’être à son âge est remis sur les rails par ses aînés, qui font son éducation misogyne à grands coups de formules géniales, dont « plus pouvoir boire de vin ! » est le sommet. On jubile devant l’outrance, la provoc authentique, le renversement des convenances et des bons sentiments. On déguste les mots comme aucun amoureux de la Nouvelle vague ne pourra jamais le comprendre.