Une grande œuvre d’art est comme un arbre, la durée de sa vie dépasse de très loin ce qui est donné à l’homme. Au détour d’un chemin, le regard attiré vers un coin bizarrement éclairé, vous découvrez un couple de châtaigniers trapus, hérissés de ramures anarchiques, à moitié couverts de mousse. Deux monstres caparaçonnés qui sèment des quintaux de fruits ronds et brillants pour les biches, les sangliers de passage. Vous vous arrêtez : pour vous, c’est une découverte, et pourtant, ces deux-là sont plusieurs fois centenaires. D’autres les ont bien connus. Autrefois, il bordaient une propriété et servaient de bornes. Puis on les a un peu oubliés, ils ont continué de vivre trop loin des routes.
Une belle œuvre d’art, c’est pareil : elle donne sa beauté aux nouvelles générations avec la générosité d’une adolescente. Un siècle après sa naissance, on la découvre toujours aussi fraîche, telle (presque) que les anciens la virent. On peut l’avoir oubliée, elle demeure là, prête à séduire l’œil neuf. Ne vieillit-elle pas ? Si, en surface. Elle continue de vivre, de nous surprendre, de nous intriguer, alors que tout a été dit sur elle. C’est l’avantage d’être jeune : on découvre réellement et au sens propre ce que tout le monde connaît déjà.
- Quoi de neuf ?
- Molière !
C’est de Sacha Guitry, qui s’y connaissait en œuvres.
Hellzapoppin’ est une comédie musicale sortie en 1941. Il y a donc une éternité. Elle fut célèbre en son temps mais, le genre de la comédie musicale hollywoodienne ayant à peu près disparu aujourd'hui, la plupart des trentenaires n’en ont même jamais entendu parler. Introduisons donc la plus spectaculaire de ses scènes.
Slam Stewart et Slim Gaillard formaient un duo de musiciens comiques, mais tout à fait éminents par ailleurs, depuis quelques années déjà : Slim and Slam. Ce sont eux qui démarrent la scène jubilatoire que voilà. J’en entends déjà s'exclamer mouarf ! encore du vieux jazz moisi ! Qu’ils patientent un peu, ces sourds, et voient l’explosion finale de la scène… Qu’ils apprécient ce que l’humanité perdra, quelques années plus tard, avec l’apparition du triste rock’n roll, et comment les plus énergiques de ses prétentions semblent lourdes et pépères comparées aux bonds joyeux des Harlem Congeroos ! Voyez, regards neufs, ce jazz qui se dansait encore, voyez voltiger ces Noirs hilares et ces Négresses splendides ! Laissez-vous gagner par la Jubilance ! Ha, on est loin de la New wave anglaise !...
Paradoxe que les futurs historiens de l’art ne comprendront pas plus que nous : pendant un conflit mondial, dans un pays qui pratiquait la ségrégation raciale (le film l’illustre ici et là) et qui sortait d’une crise économique désastreuse, l’expression populaire de la classe la plus dominée, ce fut ça, le swing absolu, la joie !
Enjoy !