lundi 25 mars 2013

Conspi nation




Comme le rhume, les hémorroïdes ou les échardes qui viennent se glisser sous un ongle, l’esprit de conspiration a probablement toujours existé. Quand nos ancêtres se balançaient encore dans les arbres, certains d’entre eux savaient déjà que ça ne durerait pas, et qu’un groupe de dissimulateurs projetaient de s’installer au sol, ambition lourde de menaces. Evidemment, personne ne les crut, et l’on connaît la suite. Les descendants de ces singes-méfiants-à-qui-on-ne-la-fait-pas ont longtemps végété dans des caves, d’où ils tutoyaient quand même la lumière grâce à la perspicacité de leur esprit non-conforme.
Ces temps obscurs ne sont plus, et leur génie peut s’exprimer sans limite : nous avons désormais Internet !

Il est inutile de se perdre dans l’univers infini des Conspi pour en comprendre le fonctionnement : il tient en trois règles absolues
1) A part moi, tout le monde ment
2) La vérité se cache
3) Rien n’arrête un Conspi


Depuis que des avions piratés se sont écrasés sur les tours jumelles du World Trade Center (version officielle), les Conspi sont sur le devant de l’arrière-scène. Ils ont pignon sur rue dans les impasses, on les cherche, on les écoute, on les consulte, on met les projecteurs sur leurs sombres secrets. Le statut d’inconnus renforçait à leurs yeux la certitude d’être d’authentiques leveurs de lièvres, car il est bien établi qu’à l’inverse des vérités du même nom, celui « qui sait » sera toujours rejeté par la masse et pourchassé par le Pouvoir. L’ombre était non seulement son refuge, mais aussi son poste de vigie, et son titre de gloire. Le conspirationnisme est donc passé de l’âge bête à l’âge d’or, puisqu’il peut désormais entrer dans chaque foyer sur un simple clic, selon une expression naguère utilisée par le Général.
Jamais des chercheurs bâillonnés n’ont eu autant de monde suspendu à leurs lèvres.

La pérennité universelle des religions nous enseigne que pour durer, une théorie, une vision du monde, une explication du cosmos n’a ni besoin d’être crédible, ni prouvée, ni cohérente : il faut qu’elle soit mystérieuse. Là se trouve le secret de son succès auprès des foules, et celui de sa survie. C’est en ce sens que les Conspi peuvent être dorénavant considérés comme les prêtres nouveaux de la modernité : ils en ont les recettes, l’énergie et la candeur.

Ce qui étonne le plus chez ces curés-là, c’est que l’axe théorique autour duquel s’échafaudent leurs théories est aussi celui qu’ils se foutent dans l’œil en permanence : à l’inverse des religions anciennes, ils prétendent ériger le doute en principe, mais eux-mêmes ne doutent jamais de leurs propres conclusions, aussi peu vraisemblables soient-elles. Leurs conclusions convergent d’ailleurs vers un invariant : quelques manipulateurs (riches, puissants, Juifs, Américains, Francs-maçons, Catholiques dévoyés, résumons : occidentaux) enfument le monde depuis Cro-Magnon. Ils sont des as de la dissimulation systématique et permanente, capables de rester cachés des historiens et de la justice pendant des siècles, voire des millénaires. Et moi, moi tout seul, devant mon écran d’ordinateur et ma boîte de barres énergétiques, je fais éclater la vérité !
Si, par exemple, une « étude » conspi mettait en lumière que la première guerre mondiale aurait en fait été déclenchée par deux épiciers strasbourgeois se disputant le marché du lait en boîte, il faudrait au moins que son auteur soumette sa méthode au même crible critique que l’histoire dite officielle, façon de vérifier qu’il n’a pas merdé à une étape de l’étude… Mais non, plus l’histoire « révélée » est tordue, moins elle est vraisemblable, plus le Conspi se voit encouragé dans la voie de la dénonciation. Et plus le martyr auquel il aspire pointe à l’horizon sa promesse glaciale.


Dans la saga conspi, le plus surprenant est la permanence du manque de flair, l’absence surnaturelle de toute psychologie. Sachant qu’un secret partagé par plus de deux personnes est toujours un secret fichu, ces faux douteurs n’hésitent pourtant pas à imaginer qu’une machination impliquant l’Armée américaine, soixante chefs d’Etats, la sécurité routière, les douanes, la fine-fleur de la finance mondiale et mon beau-frère, puisse rester étanche, et éternellement. Les Conspi se foutent même absolument de cette objection de bon sens et n’y répondent jamais. A cet égard, ils sont assez comparables aux utopistes façon XIXème siècle : ils réalisent des montages intellectuels époustouflants, dépensent une énergie d’athlète pour tout savoir sur un événement ou un phénomène mais ne voient pas l’objection fondamentale que pourrait leur faire un enfant de sept ans : les hommes ne sont simplement pas faits ainsi. Sur le papier, on peut bien imaginer un phalanstère où la Raison règle tous les rapports humains. Mais dans la réalité, une simple rivalité amoureuse entre adolescents a plus de chances de se régler à coups de canif que de faire l’objet d’un débat serein et dépassionné entre les concurrents. Sur le papier, une machination réclamant un secret absolu est concevable, mais dans la réalité, quand le nombre de conjurés s’élève au dessus de deux, le secret est mal parti.

L’Histoire a donné à ces Conspi des occasions prestigieuses de s’exercer, et ils ne s’en sont pas privés. Quand on assassine un personnage important, quand on déclenche des guerres exotiques, quand on renverse des gouvernements, les Conspi ont l’impression de travailler pour l’Histoire. Mais ils savent aussi relier entre eux des faits divers, des anecdotes pour journaux racoleurs, d’infra-événements insignifiants, pourvu qu’un personnage déjà soupçonné de conspirer y ait un rôle. Car, c’est une constante remarquable, le protagoniste d’une « affaire », celui qui a eu le malheur de voir son nom mêlé à une conspiration, fût-elle la plus farfelue et la moins étayée, cet homme-là ne pourra plus rien faire sans qu’un grouillant bataillon de Conspi le traque, pour finalement découvrir que, cette fois-ci aussi, il s’agissait bien d’une conspiration (Berlusconi a été accusé d’avoir monté de toute pièce son agression publique de 2009, au cours de laquelle il fut légèrement blessé. L’image de sa tronche ensanglantée avait évidemment été décryptée comme une combine… à base de ketchup) !

Le Conspi est le degré le plus élevé dans une nouvelle faune citoyenne, où chacun est loin d’atteindre son niveau d’analyse.
Au sommet, donc, le Conspi, celui qui consacre des années de sa vie à dénoncer un complot, à en diffuser une analyse « alternative », à accuser les puissants dans le désert.
Ensuite viennent les Pro-conspi, ceux qui diffusent ces théories ou y font sans cesse référence, leur conférant ainsi une stature égale à toutes les autres. Souvent blogueur, le Pro-conspi est un douteur de seconde main, il emprunte à d’autres un doute « clé en main » et s’en sert comme le touriste emprunte un jet ski. Comme le con des plages, il s’amuse en croyant faire quelque chose d’utile.
Viennent enfin les Trouduc, c'est-à-dire le plus grand nombre. Les Trouduc sont ces innombrables clampins, trop feignants pour lire autre chose que les journaux gratuits, infoutus de construire la moindre argumentation solide sur les sujets qu’ils abordent pourtant sans vergogne, qui ont été cocus un si grand nombre de fois qu’ils sont devenus incapables de croire ce qu’on leur dit, mais sans savoir pourquoi. Ils ne croient à rien, sauf à l’infaillibilité de leur propre opinion. Le Trouduc entrevoit un bout minuscule de la complexité du monde et, se sentant écrasé, en conclut finement que c’est magouille et compagnie. N’ayant pas la capacité de concentration suffisante pour digérer une théorie souvent tordue, il se contente bien de ses conclusions. En revanche, aucune information parcellaire ne lui résiste, aucune rumeur ne lui est étrangère, aucun bruit de chiotte, si mince fût-il, n’échappe à ses oreilles d’âne. Si le Conspi ne vit que pour le complot, le Trouduc ne palpite que pour la magouille. Dans son esprit de joueur d’Euromillion, toute action humaine, surtout si elle concerne un « puissant », procède de cette ambition de VRP : faire de la thune. Il ne va pas plus loin et se contente d’une explication du monde à sa portée. Etant lui-même infoutu de penser large ou d’agir pour une raison un peu élevée, il rabaisse toute l’Histoire humaine à sa triste mesure.
Comme le Conspi, le Trouduc est un excellent marqueur du niveau moral d’une société.

Si le conspi s’attache aux détails, c’est peut-être qu’il est incapable d’apercevoir autre chose : il doute à son niveau. Il rassemble les miettes en ambitionnant d’en faire des pièces montées. Souvenons-nous de l’affaire Dominique Baudis, par exemple. Cet homme, notable important, fils de notable important, n’ayant pas l’habitude d’être suspecté de meurtre, eut le malheur de répondre en direct à des questions gravissimes en donnant l’impression de ne pas les prendre à la légère. Pas cool... Suspect. Pire que ça, de fins limiers firent remarquer que le bougre transpirait à grosses gouttes au moment où il certifiait que non, décidément, il n’avait pas ordonné de kidnapper des femmes, qu’il n’était pas un proxénète, par plus qu’un meurtrier. Il transpirait… bizarre, non ? Des journalistes relayèrent d’ailleurs le scoop sans plus de scrupule : un homme soumis à un interrogatoire télévisé doit garder son calme sous peine de renforcer les doutes. Et-ne-ja-mais-trans-pi-rer !
Ainsi, quand notre DSK national s’est retrouvé menotté à New York, on a entendu qu’il ne fallait pas se faire de bile pour lui, puisque, quelques années plus tôt, il s’était tiré sans encombre de l’affaire de la MNEF (sous-entendu : c’est un étouffeur de première).


L’affaire du 11 septembre est un modèle remarquable d’un type d’aveuglement encore plus stupéfiant : l’aveuglement devant les faits. Exemple parmi cent autres, le coup de l’effondrement comparé des tours du WTC et de celles qu’on démolit volontairement par explosifs. Dans des films qu’ils voulaient édifiants, les Conspi collèrent côte à côte deux types d’effondrements, en soulignant au ralenti leur ressemblance. Or, si une tour qu’on démolit volontairement s’effondre toujours du bas vers le haut (les étages bas étant soufflés, le reste de l’immeuble s’effondre – intact – sur ses bases), les tours du WTC, elles, firent EXACTEMENT L’INVERSE (les étages hauts s’abattent pulvérisés sur la base – intacte jusqu’au dernier moment). Malgré ce fait indéniable, prouvé par les films qu’ils diffusent eux-mêmes, les Conspi et leurs suiveurs ne parviennent pas à sortir de l’hallucination collective qui les englue.

Le Conspi, c’est un peu comme le partisan du mariage pédé : tu as beau lui dire que ça ne s’est jamais fait sous aucun régime et à aucune époque, il te rétorque quand même qu’il ne comprend pas tes réticences !

lundi 25 février 2013

Mon empire pour un cheval




Philippe Muray n’est plus là pour tenir la désespérante/désopilante chronique de la modernité en marche, mais nous pouvons nous inspirer de son effort et relever encore les attaques les plus dégueulasses contre le bon sens, les traditions et les modes de vie « rétrogrades ». Un bel exemple nous vient de Pologne, où des associations font, comme partout ailleurs, leur travail de flic. Là-bas, certains militants estiment que la foire de Skaryszew, datant pourtant du XVème siècle, doit cesser, tout simplement. Pourquoi ? parce qu’on y vend des chevaux. Ces militants prétendent qu’en plus de les vendre, les gens de la foire les maltraitent. C’est bien connu, avant de mettre en vente un animal, on le maltraite un bon coup, histoire d’y donner des couleurs. D’ailleurs, pour vendre son ordinateur portable sur Ebay, il est recommandé de l’assaisonner préalablement à coups de gourdin.

mercredi 13 février 2013

Les gens qu'on aime : Jules Berry


Jules Berry était né le 9 février 1883, une date pas plus mauvaise qu’une autre pour venir au monde. Si la médecine avait fait de réels progrès, il aurait fêté ses 130 ans parmi nous il y a trois jours.


Anecdote vécue la semaine dernière : je suis dans un groupe de 8 personnes, dont l’âge moyen tourne autour de 45 ans. J’évoque Jules Berry (me demandez pas pourquoi) : personne n’avait même entendu parler de lui. Je m’étonne. J’explique vite fait qui fut Jules Berry. On me rétorque que pour connaître un type mort en 1951, il faudrait vraiment avoir de la culture ! Je laisse tomber. (je précise que dans ce groupe, TOUTES les personnes sont diplômées de l’enseignement supérieur).

Jules Berry est le fantôme de ces cancres. Il vient ici, sous ma modeste plume, les tirer non par les pieds, mais par les oreilles, pour les mener de force au ciné club du coin. Ah, misère, on me parle de « culture » quand je pensais amour ! Amour du cinéma d’avant-guerre, cinéma populaire comme on n’en fit jamais plus, avec ses personnages ridicules, ses cocus, ses vieilles ganaches, ses types à moustaches, ses petits gros engoncés, ses enfants en culottes courtes, ses jeunes femmes aux sourcils épilés ! Et surtout, avec ses comédiens inoubliables. Ah, la diction des acteurs d’avant le charabia ! Tous formés au théâtre, où on ne plaisantait pas avec le public…

Jules Berry n’a pas fait que des chefs d’œuvre, loin s’en faut. Mais, comme dirait Jésus Christ, quel mérite y aurait-il à n’aimer que les types sans défaut ? En revanche, il fait partie de ceux qui illuminent par leur charisme personnel, de pauvres films justement oubliés. Il bouge, il parle, et ça fonctionne : allez expliquer ça ! Jules Berry est l’image d’une certaine flamboyance drôle et inquiétante. Il a créé le personnage du type louche mais beau parleur, souriant mais faux, qui trompe les hommes et dont toutes les femmes se méfient d’instinct. Chez Jules Berry, c’est tout le corps qui parle, les mains surtout, dans la gestuelle d’un saltimbanque qui aurait commencé sa vie professionnelle comme pickpocket. Elles sont là, ces mains, vivantes comme celles d’un chef d’orchestre, décrivant des lignes incompréhensibles, légères et nerveuses, caressantes, glissées soudain dans la poche d’un veston, tenant une cigarette en gardant toute leur liberté. Elles soulignent la nervosité du personnage qui n'est jamais au repos, qui donne furtivement des coups d’œil à droite et à gauche, tournant la tête à chaque instant comme pour s’assurer que personne d’autre n’écoute. Jules Berry, c’est l’orateur fascinant qui cherche à hypnotiser son interlocuteur, entre charme et embrouille.

Il faut savoir que bien avant les expérimentateurs à la Cassavetes, l’improvisation tint un grand rôle dans les interprétations de Jules Berry. Il faisait « du Berry » même quand ce n’était pas prévu, jouant avec son texte, ce qui explique que d’un film à l’autre, on a l’impression d’avoir déjà vu certaines scènes !
Son physique, son œil, son pif, son sourire et son phrasé l’ont souvent conduit à tenir des rôles d’ordures. Il a même joué le diable en personne dans Les visiteurs du soir : pour une ordure, jouer le diable, c’est un peu comme être élu à la présidence de la République, pour un ambitieux. Je recommande aussi son rôle d’ignoble dans Le crime de monsieur Lange, de Jean Renoir, dont voici un court extrait.



mardi 5 février 2013

Les gens qu'on aime : William Burroughs



William Burroughs aurait 99 ans aujourd’hui. Il était né le 5 février 1914, une date aussi bonne qu’une autre pour venir au monde.
Le 5 février 1914, bien sûr, personne ne savait qu’il deviendrait un des deux ou trois plus grands écrivains américains de son siècle. A St Louis du Missouri, tandis qu’il poussait ses premiers cris, on a dû se contenter de dire « oh, le joli bébé ». Des banalités, en somme.


Comme tous les personnages ayant fait naître une légende, William Burroughs est souvent aimé pour de mauvaises raisons. Il est aussi détesté pour de mauvaises raisons, mais c’est un cas plus fréquent. La première des mauvaises raisons de l’aimer, c’est de l’aimer sans l’avoir lu. Oui, des gens détestent des films qu’ils n’ont pas vus, des livres qu’ils n’ont pas lus, ils sont en désaccord avec des déclarations qu’on leur a vaguement rapportées, c’est assez courant. Avec les légendes, nous trouvons aussi le cas de gens qui aiment un auteur mais ne le lisent pas. Ainsi, on aime Jack Kerouac pour sa belle gueule, Hemingway pour sa barbe d’ivrogne, on adule Joyce pour les mugs Finnegans wake qu’on trouve à Dublin, on adore Proust pour les téléfilms sur La Recherche, Céline pour se fringues rapiécées, ses chiens, ses chats, sa femme et Bukowski parce qu’il s’est saoulé en direct à la télévision française. On aime Chet Baker pour les photos de Chet Baker. On aime le Che pour la barbe du Che !

Dans les mauvaises raisons d’aimer Burroughs, voici les plus fréquentes :
• il fonda le mouvement beat
• il fit l’apologie de la drogue
• il est cool
• il inspira les punks
• il lutta pour faire reconnaître l’homosexualité
• c’est le Buster Keaton de la littérature

Évidemment, rien de tout cela n’est vrai, c’est ce qui arrive quand on aime un écrivain sans le lire. La variante peut consister à avoir quand même lu les quarante premières pages du Festin nu, puis à imaginer avoir une idée précise de son œuvre.

On pourrait passer des heures sur le Festin nu ou sur la drogue selon Burroughs, mais ce n’est pas le sujet. Celui qui, lisant Burroughs, ne comprend pas que la drogue est la Marchandise absolue, celle qui met le consommateur dans un état de besoin impérieux, qui l’esclavagise, c'est-à-dire qui le rend le moins libre possible, qu’elle est la quintessence de l’asservissement consumériste, un produit-virus conçu pour remplacer le cerveau du camé et prendre le contrôle de son misérable corps pour le plus grand profit du fourgueur, enfin une marchandise proprement diabolique, celui-là est un définitif trou du cul.

Pourquoi on l’aime, Burroughs ? Pour sa puissance littéraire, qui est avant tout une puissance picaresque. Aventure, critique de l’ordre établi, satire puissante, naturalisme burlesque, inventivité formelle, liberté de ton et de structure. Peu d’écrivains sont aussi drôles que lui, et plus que drôles : comiques. C’est une des dimensions essentielles de Burroughs, systématiquement négligées par les arbitres critiques, personne ne sait au juste pourquoi. Peut-être ne faut-il pas vulgariser la haute teneur existentielle de l’œuvre burroughsienne, traitant de graves problèmes sociaux (drogue, sexe, esthétique de la marge), en laissant penser qu’il considérait la vie comme une comédie bouffonne ? Une certaine critique bien-pensante, de gauche, ivre de prises de conscience militantes, n’est certainement pas prête à rigoler des camés, des pédés, des clodos et des vieilles putes comme Burroughs le fit dans tous ses livres.
Burroughs lui-même revendiquait pourtant cette tradition qui va de Pétrone à Céline, en passant par Thomas Nashe, le Guzmàn de Alfarache ou Jacques le fataliste. Car on peut dénoncer la misère en en rigolant, on peut rire de ses malheurs (c’est même recommandé), on peut faire autre chose que se plaindre, ou du moins se plaindre platement, comme le premier écrivain engagé venu. Et surtout, on peut écrire sans prendre de gants.

Dans la tradition picaresque, le héros est toujours un pauvre type qui tente de sortir de sa condition, qui expérimente, bouscule, force les choses, un trublion qui met la société à l’épreuve, en révèle les aberrations et les hypocrisies, s’affranchit du bon goût et des convenances, pour finir généralement au même point qu’au début de ses aventures… Comme Céline, qui l’a beaucoup influencé, Burroughs a réussi à coller à cette tradition dans un contexte moderne, mieux : d’avant-garde. On trouverait d’ailleurs beaucoup de points communs dans leurs œuvres : expérimentalisme formel, non linéarité, utilisation de l’argot, cruauté comique, pornographie, implication personnelle, etc. On trouvera surtout la joie que donne le génie quand il permet qu’on le suive dans ses fulgurantes errances.


Bien sûr, il n’y a pas que du comique dans Burroughs ! Il y a aussi des obsessions malsaines, une paranoïa inquiétante, une pulsion de mort évidente et une indécence considérable. Il y a l’expérience de la drogue et son récit circonstancié. Il y a une capacité d’invention qui tient du grouillement. Il y a aussi une intéressante théorie du langage nourrie aux leçons des codex mayas, le langage comme pouvoir, langage viral implanté dans le cerveau, générations après générations, pour un contrôle absolu, discret et permanent, de la pensée… D'où un dantesque combat littéraire contre le langage, qui donne sa matière à toute l’œuvre.
Ce qu’on aime, dans Burroughs, c’est la profusion, le mouvement, le non-sens, les points de vue et de fuite, la poésie crade et l’analyse inquiète de la condition humaine. C'est l'énormité du rire et le détachement souverain.

mercredi 30 janvier 2013

Les armes de la dérision





Tout le monde connaît cette blague des deux mecs qui marchent sur un trottoir et qui s'arrêtent devant un truc posé au sol.
- Dis-donc, Jean-Pierre, tu vois ce que je vois ?
- Oui, on dirait bien que c’en est.
- Attends un peu... voyons ça de plus près.
Les deux types se foutent à quatre pattes se mettent à sentir le truc.
- Oh, là là, pas d'erreur, c'est une odeur caractéristique!
- Ha, ça oui, question parfum, on est fixé!
- Tu crois que c'en est?
- ben ça me semble clair... en tous cas, je suis presque sûr.
- Attends un peu... je vérifie quelque chose
Le type plonge son doigt dedans et goûte le truc
- Ha, là, je suis en mesure de te confirmer la chose : c'est bien de la merde!

Oui, il arrive assez souvent qu’une chose soit là, posée devant nous comme un bibelot sur une étagère, mais un curieux phénomène nous empêche de la voir. Au sens propre, nous la voyons, sans doute, mais le cerveau nous transmet une autre image. Comme le gars qui chante sous la douche et qui prend le bruit de l’eau pour des applaudissements. C’est son désir d’être admiré qui le conduit à entendre le son de l’admiration : des applaudissements.

Nous sommes devenus tellement sophistiqués, ou tellement benêts, que nous n’arrivons plus à nous contenter de ce que nous voyons. La réalité est comme une ombre de la réalité.
Un rappeur vient chanter qu’il veut « niquer la France » : nous entendons un appel vibrant à l’amour patriotique.
Un ministre vient nous dire qu’il va baisser les retraites, et nous entendons qu’une solution est trouvée.
Un empaffé soutient qu’il faut ficher les enfants dès la naissance, et nous entendons qu’il se soucie de notre sécurité.
L’OMC du socialiste Pascal Lamy somme la France d’ouvrir tous ses marchés à la concurrence, écoles comprises, et nous continuons à croire que les gouvernements de gauche nous protègeront du libéralisme…

Aux États-Unis, le débat sur la vente des armes est relancé. Chacun a sa petite opinion, chacun son article constitutionnel sous le bras. L'enjeu est de taille, et il n'est pas uniquement financier. Plus étonnant, le Français aussi a son avis sur la chose, bien que pour un Français, la chance d'être consulté dans un référendum américain sur la vente des armes est égale au zéro absolu. Qu'importe, en France, on a le droit d'avoir un avis sur tout, y compris sur des conneries. D'ailleurs, moi-même, ici-même, j'ai un avis...

Dans cette histoire d’armes en vente libre, c’est un peu comme dans la blague sur la merde. Tout le monde peut aller dans un supermarché, observer de ses propres yeux les gens qui y déambulent. Tout le monde peut lire les journaux, creuser la question de l’insécurité, de la dégradation du sens civique, de l’inflation des violences civiles, tout le monde peut constater les effets du mimétisme en matière de comportements lamentables (l’homme est en effet plus enclin à imiter un héros tarantinien qui fait parler la poudre pour une place de stationnement, plutôt qu’à mettre ses pas dans ceux de l’abbé Pierre ou de Henry Dunant, c’est ainsi), tout le monde connaît la déliquescence du sentiment collectif dans les grandes métropoles, tout le monde peut se renseigner sur la violence ordinaire des cours d'école. Et pourtant, dans ce pandémonium où l’incrédulité le dispute au désarroi, certains estiment qu’il manque un élément : des armes en vente libre. Oui, dans le métro à 23 heures ou dans un stade de football le samedi, dans une zone sensible ou le 31 décembre sur les Champs-Élysées, à la sortie d’une boîte de nuit ou à celle d’un collège en Zep, ce qui ramènerait un peu d’harmonie, ce sont quelques armes de fort calibre.
Comment une telle évidence ne nous a-t-elle pas depuis longtemps rassemblés ?

Regardons ce petit film, et tâchons d’en voir tout le charme sociologique…








C.A.C.A. contre les méchants


Un con a dit un jour qu'un bon dessin vaut mieux qu'un long discours. Peu de temps après, il perdait la bataille de Watetloo, preuve qu'il était bien con.

En revanche, il est assez facile de prouver qu'une bonne parodie vaut un long documentaire. Il suffit de regarder ce classique, dont on ne se lasse pas...


LE CACA (nouvelle association anti racisme... par mozinor

lundi 28 janvier 2013

Les gens qu'on aime : Ernst Lubitsch


Ernst Lubitsch est né le 29 janvier 1892, une date pas plus mauvaise qu’une autre pour venir au monde. En revanche, il est mort le 30 novembre 1947, date pas terrible pour mourir, chacun en conviendra.


Ernst Lubitsch est un génie de la comédie, c'est-à-dire qu’il est un maître du dialogue et du rythme, ce qui fait beaucoup pour un seul homme. Ses dialogues mettent en avant la vanité de personnages puissants, la ringardise des petits, le malheur des faibles. Les maris sont cocus, les acteurs sont avides de gloire, les politiciens sont des filous, et plus les aristocrates sont guindés, plus ils attirent sur eux le désordre. Avec Lubitsch, on rit de tout le monde, et en toutes circonstances. A l’extrême fin du XXème siècle, on reprochera à Roberto Begnini de tourner en comédie la vie dans les camps de concentration (dans son navet intersidéral La vie est belle). Lubitsch tourna pourtant To be or not to be en 1942, en pleine incertitude sur la guerre. Dans cette farce énorme sur le nazisme et la résistance polonaise, il plaisanta sur les camps de concentration et les bombardements au moment même où des gens en souffraient. Autre époque, moins fragile des nerfs…
To be or not to be est un festival de bons mots, de scènes loufoques (comme cet acteur jouant la grande scène d’Hamlet, prenant un instant avant de dire sa tirade, et à qui le souffleur, croyant à un trou, dit « Être ou ne pas être… »), c’est une mine de portraits dérisoires sur fond de drame. Dans ce film, tout le monde est ridicule, résistants comme bourreaux, ce qui n’empêche ni les résistants de résister, ni les bourreaux d’être des monstres. Pour rendre le drame plus réel, il n’est donc pas nécessaire d’oublier que la vie bouffonne ; leçon oubliée qui permettrait aujourd'hui à nos réalisateurs français d’alléger leur catéchisme.

Chose curieuse quand on parle cinéma, il est assez courant de rencontrer de véritables cinéphiles qui n’ont presque aucune connaissance du cinéma d’avant-guerre. Ils peuvent être incollables sur Sam Peckinpah mais ne rien savoir de Jean Renoir, être calés sur le New Hollywood en ignorant tout de Lubitsch ou, plus fréquent encore, ils peuvent avoir une connaissance encyclopédique des séries B, des nanars sympathiques, mais n’avoir jamais rien vu de Murnau. Et puis on trouve aussi des gens trop jeunes pour avoir eu le temps de s’occuper de ces vieilleries. J’ai même rencontré des gens avouant avoir un problème avec les films en noir et blanc… Qu’importe ! Qu’ils se penchent un peu sur le grand Lubitsch, sur To be or not to be (Jeux dangereux, en français), sur La huitième femme de Barbe bleue, sur The shop around the corner ou sur La folle ingénue, ils auront du mal à ne pas succomber à la virtuosité de ce grand francophile, à son charme, à la légèreté de sa folie douce, à sa vision comique du monde et, pour le résumer en un mot, à sa loufoquerie.


mercredi 23 janvier 2013

Les gens qu'on aime : Humphrey Bogart


Si la sécurité sociale avait été un peu plus efficace, Humphrey Bogart fêterait aujourd'hui son cent quatorzième anniversaire. Il était né le 23 janvier 1899, ce qui semble une date pas plus mauvaise qu'une autre pour venir au monde.

Les acteurs de la grande époque ont été conçus comme des icônes. Ils n'avaient pas pour fonction d'être comme vouzémoi, ni de servir de modèle au premier péquin venu. En tant que stars, ils devaient illuminer le ciel et servir de points de repères inatteignables à nos sordides destinés. C'est d'ailleurs devenu leur faiblesse : le star système démoli, ils nous apparaissent aujourd'hui comme de curieux anachronismes, avec leurs poses, leurs sourires permanents, leurs coiffures impecc. Marilyn Monroe en est la quintessence, d’où la valeur incroyable des rares photos où elle semble « normale ». Art de l’artifice, le cinéma pouvait bien logiquement créer des idoles artificielles. Il s’agissait de faire rêver après tout, ambition plutôt noble, et si reposante, avant nos acteurs engagés, militant 24 fois par seconde…

Bien qu’il ait été une star, Humphrey Bogart a su garder (au moins pour moi) une certaine proximité avec les êtres humains normaux. C’était sans doute plus facile à faire pour lui, en tant qu’homme, que pour ses copines de panthéon. Les stars féminines avaient pour unique mission de porter le statut d’objet de convoitise, traditionnellement dévolu à ces dames, à un point d’incandescence permanent. Quand on s’appelle Greta Garbo, ou Ava Gardner, pas question de faire ses courses chez Auchan ni de repasser son linge soi-même !


Bogart, lui, cultivait ce curieux équilibre d’élégance et de nonchalance, une sorte de clint-eastwoodisme avant la lettre, old school. Il savait même être « négligé », dans une époque où l’on quittait à peine sa cravate pour prendre son bain. Charme de la virilité sûre d’elle-même. Qu’est-ce qu’un acteur, après tout, à part un corps qui bouge ? Nous aimons un acteur à travers les années parce qu’il a joué dans de grands films, ou parce qu’il incarne parfaitement une époque. Bogart cumule les deux. Il est l’acteur emblématique d’un genre qui a atteint d’emblée sa perfection : le film noir. Ça suffit pour faire une gloire, non ?

Dans ce petit extrait de The big sleep (Le grand sommeil- Howard Hawks 1946), goûtons le piquant des dialogues entre Bogart et celle qu'il avait épousée un an auparavant, Lauren Bacall, toujours vivante aujourd'hui.

Si ça se trouve, comme nous en ce 23 janvier, elle pense à lui.


mardi 15 janvier 2013

Les gens qu'on aime : Donald Fagen

Non, nous ne sommes pas des amis parfaits. Par négligence, il nous arrive de perdre le contact avec les meilleurs des compagnons, parce que nous ne leur consacrons pas le temps nécessaire au bon moment, parce que nous faisons autre chose, parce que nous galopons au lieu de flâner ou parce que cela demande un petit effort, et que nous sommes faibles. Puis, quand le temps écoulé sans visite devient trop important, la honte nous empêche de reparaître en disant simplement bonjour. Nous cherchons alors des prétextes, nous nous maquillons, nous attendons le bon moment, qui ne vient pas. Nous échafaudons des plans pour pouvoir faire comme si de rien n’était. Peine perdue : nous cherchons la formule magique là où la plus grande simplicité serait requise. Et nous remettons au lendemain, puis au lendemain.

Souvent, à court d’idées géniales mais enfin décidés, nous choisissons l’occasion la plus « tarte » pour repointer notre museau : une fête, la saint-machin, un anniversaire. Au fond, est-ce que les anniversaires ne sont pas faits aussi pour ça, retrouver les gens qu’on aime ?...

Non, nous ne sommes pas des amis parfaits, mais qui nous le demande ? Nous choisirons donc ces prétextes grossiers, les anniversaires, pour parler ici de ceux qui nous sont chers ou simplement les évoquer. Faire connaître, rappeler, signaler leurs présences.

Ce 10 janvier 2013, commençons donc par célébrer les 65 ans de Donald Fagen, l’orfèvre discret du jazz-funk, le plus mal fagoté des princes de l’élégance.

Plutôt que d’en parler, écoutons-le. Un morceau emblématique, daté de 1982, résume à mon avis très bien l’art du bonhomme, Maxine. (Précisions d’emblée que le traitement de la batterie est le seul « défaut » de ce petit chef-d’œuvre, un détail qui rappelle le défaut majeur et général des années 80). Passons donc sur le son de la batterie pour nous régaler du meilleur, la mélodie, l’arrangement fascinant des chœurs, la grâce harmonique. Et en passant, le saxophone de Mickael Brecker…



Comme un chroniqueur américain l’a récemment remarqué, la différence entre les vieux rockers du genre des Stones et les dinosaures du calibre de Fagen, c’est que les premiers ont bâti leur gloire sur un public d’adolescents, avec des chansons qui s’adressaient à eux, avec leurs mots. Quand vous n’êtes plus adolescent vous-mêmes (pour peu que vous soyez anglophone), les love me, hold me, I wanna love you all night long, ça ne fonctionne plus. Ça paraît même d’une niaiserie confondante (sans parler du spectacle offert par des septuagénaires se dandinant dans des poses sexy…).
Donald Fagen, lui, n’a jamais écrit pour les adolescents américains. Et surtout, il ne s’est jamais contenté des 200 mots sur quoi on a bâti l’ensemble du rock. Sophistiqué, le mec ? Plutôt, oui. Le résultat, c’est qu’on peut écouter des chansons qui ont quarante ans d’âge sans céder à une condescendance navrée : ça tient le coup.

Maxine est justement une chanson d’amour qui met en scène des adolescents, ou de très jeunes adultes.

Some say that we're reckless
They say we're much too young
Tell us to stop before we've begun
We've got to hold out till graduation
Try to hang on Maxine

While the world is sleeping
We meet at Lincoln Mall
Talk about life the meaning of it all
Try to make sense of the suburban sprawl
Try to hang on Maxine

Mexico City is like another world
Nice this year they say
You'll be my senorita
In jeans and pearls
But first let's get off this highway

We'll move up to Manhattan
And fill the place with friends
Drive to the coast and drive right back again
One day we'll wake up, make love but 'til then
Try to hang on Maxine

Quand on parle d’une musique qui a accompagné notre jeunesse, on ne peut pas être objectif. Le cœur s’y met, et c’en est foutu de l’impartialité. Qu’importe ! Qu’elle soit « bonne », « grande » ou pas, c‘est aussi cette musique qui nous a fait, ça ne s’oublie pas. On l’aime comme on aime sa mère, presque. Elle nous soutient quand c’est nécessaire, nous berce, nous ravive, nous rassure. C’est une borne immatérielle à quoi on se repère, une chose qui ne change pas, quand tout se barre en brioche. Un air connu, c’est une langue familière qu’on comprend et qui ne se remplace jamais.


Alain Bashung disait qu’il ne pouvait pas entendre Be bop a Lula (version de 1956) sans pleurer. Tu comprends ça ? Passé un certain niveau d’intimité, la musique devient une forme particulière de l’amitié. On s’est trouvé, on ne se quitte plus. On profite des anniversaires pour se saluer. On y est fidèle parce que c’est ainsi, parce que c’était moi, parce que c’est elle.

Un connard a écrit qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve : qu’il écoute Fagen.


vendredi 28 décembre 2012

Education à balles réelles




Pour qu’une fête familiale soit réussie, un accord minimal tacite doit être passé entre les convives. Cet accord porte sur les sujets qu’il est interdit d’aborder. L’interdiction ne se fonde pas sur une précaution d’ordre moral, mais sur un constat pratique : pas moyen d’en parler sans s’engueuler. Ainsi, réunis à table, des gentlemen prudents n’aborderont jamais la question des religions, pas plus que celle de l’éducation des enfants, ni surtout celle de la conduite automobile. Une entorse à cette règle d’airain vous place mécaniquement sous la menace d’un grotesque pugilat consanguin. Il faut s’y faire : il existe des sujets dont il est simplement impossible de parler (sauf éventuellement entre personnes partageant les mêmes avis, mais il ne s’agit plus alors de ce qu’on appelle une conversation).

A cette courte mais implacable liste vient désormais s’ajouter la question des armes à feu, que la récente « tuerie de Newton » a mise au goût du jour. C’est un effet curieux de la domination : les problèmes de vie quotidienne des Américains deviennent des questions de société dans des pays tiers, non concernés a priori. A chaque élection présidentielle américaine, on trouve ainsi des partisans d’Obama habitant Clermont-Ferrand, des soutiens à Romney n’ayant jamais quitté la Moselle, et des déçus du programme démocrate incapables de comprendre trois mots d’anglais. Cette curieuse forme d’aliénation se rencontre désormais pour les faits divers. Qu’un boulanger du Missouri se fasse dévaliser et ce sont les boulangers brestois qui manifestent pour réclamer plus de sécurité. Que l’obésité des texans augmente, et ce sont les bordelais qui digèrent mal. Qu’une école du Connecticut se transforme en champ de tir, et ce sont les mères françaises qui tremblent pour leurs enfants !

Dans un pays où la vente des armes est libre, on peut comprendre que certaines questions se posent, notamment celle de son contrôle. Dans un pays comme la France, le problème paraît en revanche réglé. Il ne l’est pas : à en croire certains, encore faudrait-il que la France interdise la vente des armes y compris sur le territoire des États-Unis ! Se mêler de ce qui ne nous regarde pas est décidément une passion bien française… Quoi qu’il en soit, l’affaire Newton a au moins un avantage : elle permet qu’on se dispute dans le vide, sur un sujet qui ne nous concerne pas, sur lequel nous n’avons aucune prise, et qu’on aura oublié bientôt.
En attendant, tournant le dos aux offuscations franchouillardes, le Marché américain réagit : il met illico à disposition des écoliers des cartables pare-balles, parce que rien, décidément, ne saurait entraver la marche du profit. Il y a encore quelques années, seuls les plus fantaisistes comiques osaient envisager une telle mesure, plus par dérision qu'en vertu d'une anticipation sérieusement construite.
Mais, si Lénine disait que là où il y a une volonté, il y a un chemin, Obama répond que là où il y a un besoin, il y a un marché...

Le pragmatisme américain a longtemps fasciné les gens de droite (le pragmatisme a le double avantage de s’appuyer sur la réalité, et de ne lui attribuer aucune valeur morale : l’idéal des libéraux). Il s’illustre aujourd’hui d’une façon qui étonnera pourtant ses plus farouches partisans : le ministre de la justice d’Arizona vient en effet de proposer qu’on arme… les directeurs d’écoles, histoire de leur donner les moyens de riposter. Oui, dans un pays où l’on tire régulièrement à balles réelles sur des enfants de 8 ans, il paraît raisonnable de fournir aux directeurs d’école de quoi faire des trous dans le ventre des fauteurs de troubles. La logique américaine a au moins ici le mérite de s’accomplir dans toute sa rigueur : 1)notre loi fondamentale permet la possession d’armes (sous-entendu : nous ne modifierons pas la loi, car elle est bonne, puisque c’est la loi !) ; 2)certains s’en servent pour tuer des écoliers DONC 3)utilisons les armes contre eux. On est loin du pédagogisme à la française ! Quand on pense qu’en France, un prof a reçu 500 euros d’amende pour avoir giflé un cancre, on mesure le gouffre qui nous sépare du pays de la liberté !

Comment la mise en place de cette mesure se fera-t-elle ? Les directeurs d’école récemment armés devront évidemment suivre une formation. On les imagine sur un parcours façon parcours du combattant, devant progresser en abattant des cibles qui se dressent automatiquement face à aux. Et bien sûr, interdiction de tirer sur toutes les cibles : seules les menaçantes, figurant des agresseurs, doivent être neutralisées.
Interview du professeur Callaghan, qui vient de finir son premier parcours :
- Monsieur le directeur, vous avez abattu cinq cibles valides, représentant des tireurs fous, mais aussi deux cibles inoffensives, figurant des élèves de cinquième. Ne pensez-vous pas qu’il est encore imprudent de vous confier une arme ?
- Pas du tout ! J’ai tout contrôlé de A à Z. Les deux cibles inoffensives, comme vous dites, étaient deux salopards qui m’avaient tagué le mur des chiottes au premier trimestre. J’en ai profité pour leur rappeler le nouveau règlement !


mercredi 21 novembre 2012

Le mariage nu.





A la faveur de la récente prise de pouvoir par les socialistes (ne riez pas), nous assistons à une nouvelle offensive libérale sur les mœurs : on s’y attendait. Pour l’instant, la France n’en est encore qu’à la question du mariage homo et à ses dérivés (adoption etc.). La logique est toujours la même : après avoir abandonné toute prétention à dire ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, après avoir renoncé à toute hiérarchie morale, tout principe normatif, à toute autorité de la coutume, de la tradition, etc., au nom de quoi voudriez-vous vous opposer aux revendications nouvelles ? Au nom de quoi ? Cette question est devenu la forme la plus radicale du nihilisme moderne, en tout cas sa version la plus candide : au nom de quoi continuerions-nous à faire comme le reste de l’Humanité depuis la fin des pithécanthropes ? Contenant en elle-même sa propre réponse, cette question n’attend pas de répartie, puisqu’il est entendu que le libéralisme compte exactement pour rien les arguments qu’on pourrait lui opposer. Soutenez que le mariage concerne un homme et une femme depuis que l’institution existe, et ceci sous tous les régimes, sous toutes les latitudes et dans toutes les positions, et on vous reprochera encore de n’avoir pas de raison valable à opposer au bon vouloir des tantouzes, au droit des gouinasses, au désir d’enfant des pédoques. Évidemment, rien de libéral ne se ferait sans l’action souterraine des lobbies et autres minorités actives auxquels le pouvoir veut plaire : une clientèle, ça se bichonne.

Comme je le disais plus haut, nous n’en sommes pour l’instant qu’à la question du mariage des homos. D’autres lubies viendront, d’autres-faux débats-joués-d’avance agiteront les médias, d’autres principes seront renversés et d’autres limites seront franchies dans une ambiance de fête. Le principe est simple : qu’il soit économique ou culturel, le libéralisme ne s’impose pas de limite. Il ne se reconnaît qu’une règle, celle de ne pas nuire à autrui. Règle qu’il est bien entendu impossible de suivre puisque la notion de nuisance n’est jamais définie elle-même. Il procède d’ailleurs par étapes : souvenons-nous des partisans du pacs, il y a dix ans, qui juraient que la mesure nouvelle ne remettait pas en cause le mariage. Après avoir obtenu le pacs, c'est-à-dire la dissociation entre vie commune légale et différence de sexes, il leur est beaucoup plus facile aujourd’hui de franchir le pas définitif et de se payer le mariage.

Certains opposants entrevoient sans trop y croire les batailles du futur : le mariage entre un homme et un poulpe, le mariage avec des morts (on a déjà le mariage à titre posthume), le mariage entre un père et son fils, le mariage entre frère et sœurs, le mariage collectif, etc. Au nom de quoi les refuserions-nous ?

En matière de libéralisme sociétal, les Etats-Unis sont en avance sur nous (on parle ici d’avancée comme on peut dire qu’une putréfaction l’est). Comme toujours, il est possible de se faire une idée assez juste du futur en observant le présent ricain. Le présent ? Voici : le conseil municipal de l’ultra-libérale San Francisco vient d’interdire la nudité en ville. Oui, les idées progressistes y sont tellement vivaces qu’une municipalité en est réduite à interdire que les gens se baladent la queue à l’air quand ils font leurs courses ! Comment, interdire que j’exhibe mes roubignoles sous le nez des passants ? Au nom de quoi ?!






Les partisans du loilpé urbain arguent bizarrement que le droit d’être nu s’apparente au droit d’expression, garanti par la Constitution américaine. Vu d'ici, on a du mal à saisir en quoi une paire de miches, même splendide, constitue une quelconque expression, mais passons. Quoi qu’il en soit, pour l’instant, devant la recrudescence de l’indécence, les élus locaux disent niet, en attendant un recours devant une juridiction plus importante, recours dont les libéraux ne se priveront pas, comme à leur habitude. Le maire du bled californien estime que les exhibitionnistes ont « dépassé les bornes », argument moral incompréhensible pour un libéral, pour qui les bornes n’ont pas à être fixées selon l’opinion privée d’un mec, fût-il maire. On verra ce que cette affaire donnera.

Lors du débat sur l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, certains avaient justement rappelé qu’on ne peut pas se vêtir « comme on veut » en France, mais selon une tradition de règles parfois non écrites. Aussitôt, le kit argumentatif libéral fut dégainé : au nom de quoi m’interdirait on de voiler mon visage, puisque ce faisant, je ne dérange personne, et n’oblige personne à faire de même ? A cet égard, pour faire comprendre la vie aux extrémistes, il a été rappelé que si on interdisait le voile absolu, il n’était pas non plus légal de se promener tout nu dans les rues. Au final, le législateur n’a pas eu le courage de s’appuyer sur une tradition pour interdire la burqua. Il a simplement rappelé qu’utiliser l’espace public suppose qu’on puisse vous y reconnaître, que les forces de l’ordre puissent vous identifier. Ainsi, en faisant référence à une obligation sécuritaire plutôt qu’à une série de traditions de la vie en commun, la France a entériné le fait que ces traditions n’ont plus aucune autorité. Qu’un groupe quelconque les attaque, et c’en est fait d’elles.
Avis aux nudistes.

vendredi 16 novembre 2012

La presse française sauve l'honneur

C’est encore une fois la lecture des journaux qui nous donne la vision la plus exacte des événements. Parmi eux, nul mieux que le Figaro n’est susceptible de résumer la vigueur et l’impartialité des analyses, le froideur chirurgicale des faits. Les faits ! Rien que les faits !

Lisons le Figaro : qu’y apprend-on ? Encore une fois (et les hommes de bonne volonté s’affligent en le constatant), une organisation surarmée, disposant de moyens sans limite, forte de millions d’hommes et d’un réseau international de pays partenaires, s’attaque à un pays quasi désarmé. Encore une fois, la disproportion des forces en présence touche à l’obscène et encore une fois, nous y assistons impuissants. Encore une fois, Gaza agresse son pacifique voisin, tandis que les larmes coulent en fleuves amers sur les joues roses des innocents.



mercredi 5 septembre 2012

La noblesse




Je ne suis pas parti en vacances. Comme chaque fois, j’ai pu voir ma ville aux deux tiers vidée de ses gens. Ils sont allés fournir en grouillement bariolé des bleds ordinairement sinistres, accrochés comme arapèdes au flanc d’une mer quasi morte ou nichés sur un promontoire d’où l’on surplombe un réseau épatant de ronds-points, de car-wash et de Pizza Paï, qui répand ses commodités sur une très vieille terre modelée de restanques par les peuples qui vécurent là avant nous.

Moi, je suis resté ici. J’ai passé mes journées dans une lente nonchalance, d’un livre à l’autre, d’un ami à l’autre. Parfois, j’ai marché dans les rues en me disant que ça devrait être ça, une ville : l’espace conquis par un homme tranquille, un refuge où s’abriter encore. Au mois d’août, en ville, tout est plus grand, plus large, et l’air plus libre. Les voitures sont rares et se font supportables. Le bruit ambiant nous laisse un répit et permet quelques conversations non hurlées. Il semble alors possible de tenir une journée entière sans l’aide des antalgiques.


Une ville amputée quelques jours de ses emmerdeurs est le dernier cadeau que notre civilisation vorace peut faire à ses citoyens. Trop pauvres pour partir, occupées à autre chose ou simplement rétives aux distractions grégaires, les quelques personnes présentes semblent y vaquer dans un autre monde, comme on plonge parfois dans un souvenir ancien en quête de sensations mortes. Cette cité au ralenti est-elle l’image fossile d’un temps d’avant le grouillement urbain ? Ou annonce-t-elle la perte irrémédiable de la tranquillité, comme les derniers assiégés résistent au flux qui va bientôt vaincre ? Qu’importe, jouissons-en, en attendant.

Le hasard a semblé vouloir me plaire. Il m’a permis de voir une de ses œuvres les plus rares sur les bords de la Saône : sur plus de quatre cents mètres, aucune voiture. Pas de circulation ; les emplacements de parking vierges de toute ferraille. Rien d’autre que le quai, les platanes et, posé comme la pièce centrale d’un jeu géant, le masque des immeubles. Le fleuve retrouvait enfin des spectateurs à sa mesure. Ce que seul un arrêté municipal vigoureux aurait pu produire (ou, à la rigueur, un cataclysme nucléaire), le hasard l’avait fait, et moi, simple passant, j’en recueillis les fruits. Comme ces maisons m’ont parues plus hautes, plus pures ! Comme chaque volume a soudain repris sa place, et comme l’ensemble a pu me séduire ! Sous les bagnoles, la ville !


Le touriste croit voyager quand il part en Grèce, au Pérou, au Maroc. Il ne fait que déplacer sa névrose ailleurs où, par comparaison, les salaires inférieurs lui font goûter l’ivresse du privilège. C’est l’Appel du buffet à volonté. Sa transhumance permet à ceux qui restent chez eux d’accomplir un voyage moins coûteux et pourtant inestimable, dans le temps. L’espace de deux ou trois semaines, la ville débarrassée de ce qui l’encombre et de ses hystéries quotidiennes se révèle comme elle a pu être autrefois, quand les sept milliards d’humains n’étaient même pas encore une hypothèse vraisemblable. Les formes de la ville y retrouvent la santé des origines, le spectacle de son architecture s’y donne presque comme il fut conçu, et l’on comprend enfin ce qui impressionnait les voyageurs d’antan découvrant la cité : la noblesse.

lundi 27 août 2012

Riposte


N’en déplaise aux gens qui s’indignent, les Pussy riot, même dans leurs scènes d’enculage public, ne font rien de très nouveau. Elles reprennent à leur façon les procédés de Diogène qui, quatre siècles avant le Christ, se comportait comme un chien pour prouver aux gens distingués qu’ils en étaient, eux aussi, des chiens (on peut trouver la démarche des Cyniques parfaitement débile, sans nuance et à côté de la plaque, la question n’est pas là). Diogène se branlait la nouille en public, non pas au sens figuré, comme le ferait un publicitaire ou un type qui bosse dans un service RH, mais au sens premier de l’expression « se branler la nouille ». Il s’astiquait bel et bien le jonc ! Il se polissait le chinois, se faisait briller le Solitaire. Il se lustrait la tringle sous le regard des passants. Se comporter comme un chien était, au sens littéral, le mot d’ordre de sa philosophie. Rejeter toutes les conventions sociales, ligne de conduite simple et gonflée, permettait donc de se masturber en plein vent, de baiser sur la place du marché, de couler des bronzes comac au nez des bourgeois. Vieille affaire, donc.

Évidemment, il était écrit que l’occident entonnerait contre la Russie le couplet de la censure politique et de la réaction moyenâgeuse. Quoi que fasse Poutine de toute façon, c’est un crime. Quand un tribunal américain fout 5 millions de dollars d’amende à un type qui a arraché son foulard à une musulmane, c’est une justice ordinaire et bien menée. Respect de la religion, droit de l’homme, bla, bla, bla. Mais que la justice russe juge des citoyens russes en fonction des lois russes est un scandale à peine soutenable pour un Français et pour Madonna. On les comprend. Il faudrait d’ailleurs demander l’avis de toutes les consciences éclairées chaque fois qu’un tribunal rend un avis de par le monde : a-t-il bien jugé ? Demandons à Sting, à George Clooney ou à mister Bean ce qu’ils pensent de la condamnation d’un chauffeur de bus à Ouagadougou ! L’excès de vitesse méritait-il deux mois de taule, Votre Altesse ?

Mais les Pussy riot ne sont pas des chauffeurs de bus, elles sont des artistes. Mieux que ça : des femmes ! Or, on sait depuis un siècle par chez nous qu’un artiste, ça peut tout se permettre. L’art, c’est ça. Ce n’est même souvent plus que ça. Admettons. Nous n’avons d’ailleurs rien contre la liberté laissée à chacun de s’exprimer, fut-ce pour le faire d’une façon atroce, fut-ce pour rabâcher inlassablement les mêmes poncifs.

Ce qui étonne dès qu’on sort des pays d’occident, c’est que la liberté d’expression n’a pas totalement annihilé les capacités de défense des institutions. La liberté d’expression, quand elle existe, y est relative. C’est cela qui gêne et scandalise, même inconsciemment, les grandes consciences de notre envié show business : en Russie, les offensés rendent encore les coups. Nous avons tellement ressassé nos attaques contre des ennemis crevés depuis un siècle et plus, incapables de rien faire d’autre que de ridicules protestations condamnées d’avance par tous, que le sort des trois émeutières de la chatte nous paraît inconcevable : elles ont attaqué, ils ont riposté ! Comment une telle chose est-elle encore possible ? se demande l’humoriste français après avoir souligné pour la millième fois la petite taille de Sarkozy, traité son épouse de catin et assimilé leur descendance aux plus profonds débiles. Pourquoi le président russe ne rigole-t-il pas un bon coup avec ceux qui l’attaquent ? s’interroge l’aficionado des Guignols de l’info, habitué à la connivence de Chirac avec sa propre marionnette. La vraie différence, elle est là.

Théoriquement, la liberté d’expression est une arme précieuse pour les faibles. On ne se prive pas d’en user, jusque sur ce blog. Dans la pratique, certains faibles devenant intouchables, la liberté d’expression suppose soit le mutisme de celui qu’on attaque, soit une protestation de pure forme, vouée aux moqueries. Quel Président de la république se risquerait à répondre aux attaques sur son physique ? Si l’on en juge par le rapport de forces réel, ceux qui s’expriment sont donc rarement faibles.
La généralisation de la langue du marketing rend même la situation inédite : un connard tenant blog a toute liberté pour attaquer un Président de la république, mais ce dernier, au cas improbable où il voudrait répondre, se trouvera si engoncé dans les filets des agences de com’ qu’il ne pourra utiliser qu’un langage stérile, convenu, vidé de ses tripes : impuissant. Un humoriste payé par France Inter pour assassiner quotidiennement tout ce qui lui déplait ne risque donc rien, sauf bien sûr s’il s’attaque à des institutions ou groupes réellement vivants, capables non seulement de se défendre mais aussi de lui foutre une fatwa au cul. D’ailleurs, le procureur Didier Porte fut certes viré après avoir répété trente fois « J’encule Nicolas Sarkozy » à l’antenne, mais France Inter fut finalement condamné pour ça.


Le XIXème siècle croyait qu’une presse libre et une totale liberté d’expression étaient les conditions sine qua non de la démocratie. Le système où nous vivons s’est donc arrangé pour que ces deux notions ne signifient plus rien : la presse française est presque exclusivement détenue par des marchands d’armes liés au pouvoir ; la liberté d’expression ne sert plus qu’aux amuseurs, aux actrices rebelles, aux chanteurs engagés, ligués contre les chasseurs, contre les pêcheurs de baleines, les cardinaux de Rome, l’ordre patriarcal ou les nostalgiques de Vichy… Et malgré la disproportion des forces en présence, les assaillants exigent encore de leurs cibles une soumission, une immobilité totales !

Certes, les Pussy riot paient cher leur lancement médiatique international. Il y a trente-cinq ans, les Sex-Pistols, proto punks à svastika, avaient eux aussi réussi leur coup en profitant des cérémonies d’anniversaire de la reine pour lancer une chanson pleine de bon sens : God save the queen, the fascist regime. Ils n’ont pas duré longtemps en tant que groupe mais leur dénonciation du capitalisme leur a rapporté un gros pognon. C’est ce qui arrivera aux Pussy riot quand elles sortiront de taule, si elles émigrent ici.

jeudi 16 août 2012

A boulets rouges


La scène se passe au milieu du mois d’août, lors d’une beach party à la Grande Motte. Soudain, vous évoquez Soljenitsyne : vous avez de fortes chances d’entendre dire qu’il faudrait voir à passer à autre chose. Parlez de Rimbaud tant que vous voulez, de Bukowski ou de Paul Auster, parlez évidemment d’Anna Gavalda ou de Jean-Philippe Grangé, mais Soljenitsyne, non. On reconnaîtra éventuellement que c’est un auteur utile pour comprendre un monde révolu, le soviétisme de papa, mais personne n’interrompra jamais ses lectures de vacances pour se mettre à Soljenitsyne. Pourquoi pas la scolastique de Saint Thomas d’Aquin, tant qu’on y est ?

Pourtant, Soljenitsyne n’a pas seulement écrit sur la Russie, il a aussi exercé son génie critique sur notre système bien aimé. En 1978, dans un discours resté célèbre, prononcé à Harvard, il livre à un auditoire médusé sa vision de l’occident libéral, où il vit alors depuis quatre ans, exilé d’URSS. Il n’a pas eu besoin de plus de temps pour comprendre certains des vices délétères de notre système, et pour en faire un procès lapidaire dans une langue d’une troublante efficacité. Il y aurait beaucoup à dire sur le discours de Harvard, et c’est justement ce qui en fait la valeur. En six ou sept pages, et sans préliminaire, il relève et dénonce plus de scandales que ne le feraient en une vie quarante sociologues militant au Front de gauche. On peut ne pas partager l’aspiration spiritualiste ou chrétienne de Soljenitsyne, mais on serait bien en peine de nier que l’image qu’il donne de notre situation n’est pas juste.

Aujourd’hui, 34 ans plus tard, la distance qui nous en sépare nous rend ce discours encore plus prophétique : on a l’impression qu’il a été écrit la semaine dernière. Tout ou presque s’y trouve : notre appétit de consommer ; la dépression psychologique et morale qui s’ensuit ; l’enflure démesurée de l’individualisme, servie par la prolifération du droit ; la violence de nos vies quotidiennes ; les dérives impunies du pouvoir médiatique et, surtout, les impasses du matérialisme triomphant.


Il nous arrive de penser aux grands critiques de la modernité (Baudelaire, Villiers de l’Isle Adam, Flaubert, Thoreau etc.) et de se dire qu’ils ont au moins eu la chance de ne pas voir ce que le monde est devenu. Il est évident qu’un type comme Léon Bloy, par exemple, revenant soudain parmi nous et placé devant une télévision, se volatiliserait d’indignation en moins de trois minutes. Soljenitsyne est un peu dans ce cas : il arrive d’un autre monde, il a un regard neuf, il n’est pas blasé, il ne trouve rien « normal », il ne cherche pas d’excuse à tout, il est lucide et direct. Il nous offre une des plus précieuses méthodes d’analyse : la distance.

Évidemment, le discours de Harvard ne changea rien, si ce n'est qu'il aggrava encore la réputation de réactionnaire de l’écrivain. Nous pouvons heureusement continuer de dépenser notre treizième mois en famille, allongés sur des plages de crèmes protectrices, livrés à la patience du soleil, profitant des derniers jours avant récession, et du ballet des jet ski , que rythme un ressac épuisé.

CLIQUEZ ICI POUR LE DISCOURS DE HARVARD

mercredi 8 août 2012

Les mauvaises pensées de Monsieur le Chien


Chose rare, ce qu’on remarque d’abord dans les BD du blog de Monsieur le Chien, à part le dessin, c’est l’excellent sort fait à l’orthographe, et à sa copine la grammaire. Le Chien est un classique, il parle comme il faut, c'est-à-dire en respectant suffisamment bien les règles pour obtenir le droit de s’en affranchir quand cela est nécessaire. On sent que contrairement à la quasi-totalité des auteurs de BD, il a lu aussi des livres ousqu’il n’y a pas d’images dedans.

Son humour repose autant sur l’efficacité de son trait que sur le décalage systématique entre l’image et son commentaire. Chose encore plus rare : dans cette veine, il arrive à ne pas s’épuiser. Son humour doit aussi beaucoup à une façon de ne pas rire des mêmes choses que tout le monde, surtout pas des mêmes choses que les auteurs de BD standard.

Le dessinateur de BD standard est un être généralement affreux, à la poitrine creuse à force d’être repliée sur un bureau, à la barbe systématiquement dégueulasse. Quand il est jeune, le dessinateur de BD est tatoué ou piercé. Aucune exception à ce déterminisme biologique n’a encore été officiellement constatée en France. Quand il est moins jeune, il s’arroge le droit de laisser ses cheveux poivre & sel pousser, filasses et raréfiés, jusqu’à la consécration : le catogan. Les dessinateurs à l’ancienne, façon E.P. Jacobs, portant cravate et chantant l’opéra, c’est fini.

Par essence, l’auteur de BD est un nerd, un maniaque capable de passer des centaines d’heures à gribouiller des choses tout seul dans son coin. L’évidence masturbatoire de son activité ne saurait du reste lui être reprochée : sans fignolage, sans polissage, sans travail de la main, rien de bien solide ne se fait. Soit. En revanche, cette abnégation à coups de paluche lui porte sur le jugement : à force de ne considérer les choses que par le petit bout (le sien), l’auteur de BD en vient à ne plus respecter que ce qui lui ressemble et « pense » comme lui. Pour l’aider dans cette ignoble voie, il dispose d’effigies repoussantes toute faites, qu’il utilise ad nauseam dans ses planches et dans sa vie privée : le beauf, le chasseur, le curé, le collabo, le père de famille, le lecteur du Figaro, l’aficionado, le macho, le flic, le militaire, le directeur d’école, l’opposant à l’avortement, le conservateur, l’épicier à blouse, le réac, etc. Ces affreux-là composent un bestiaire pratique qui dispense de réfléchir et permet, en plus, de se poser en s’y opposant, comme l’avait bien repéré Philippe Muray en son temps. Bestiaire méprisable, aux pensées immondes et pire, archaïques, qui forme un portrait inversé du gentil auteur de BD, homme de bien qui n’est qu’ouverture d’esprit et tolérance, amen. La figure ultime de cet indécrottable sûr-de-lui, c’est, bien sûr, Cabu : le monde peut changer, la Chine peut émerger, la pollution peut faire crever les sols, les glaces du Pôle peuvent fondre, le djihad peut embraser l’Afrique, la démographie peut s’affoler, la peste bubonique peut ravager Paris, les deux seuls dangers menaçant le monde selon Cabu, c’est le militarisme et le curé de campagne. Eh oui, l’auteur de BD ressemble à s’y méprendre à une autre icône du Bien : le chanteur de la Nouvelle Scène Française, mais en plus bête encore.

Il faut avoir jeté un œil sur les BD en vente dans les petits festivals, ces BD qui ne font pas la une des journaux spécialisés mais qui sont quand même passées par le filtre de l’édition, pour embrasser la torpeur intellectuelle qui touche la quasi totalité de ces cons-là. Ils n’évitent aucun cliché : en 2012, on ne sera pas surpris de la surpopulation nazie (et des néo nazie) dans les BD françaises, de la prolifération d’histoires lamentablement édifiantes sur les gentils et les méchants, de l’inquiétant désir d’Occupation que trahissent ces sempiternels ressassements, et du manichéisme comique qui règne à Débileland. Comme des Cabu insatiables, ils tartinent leurs chefs d’œuvres de dangers imaginaires, de terreurs passées dont ils ignorent tout, de courageuses dénonciations de crimes universellement connus, d’un prêchi-prêcha gauchisant qui range irrémédiablement la moitié du genre humain et la totalité de l’Histoire de France dans le camp du mal, comme on aligne les salauds contre un mur. Il est presque devenu inutile de lire une BD française : on sait ce qu’on y trouvera, et quel ordre y règne.

(Cliquez pour agrandir, tas de myopes)

Dans cette mare, Monsieur le Chien tranche d’une façon nette, quoiqu’il ne se spécialise pas non plus dans le propos politique. Simplement, en lisant ses BD, le lecteur averti constate très vite que les clichés en question ne s’y trouvent pas, que l’auteur n’essaye pas de se tailler un autoportrait en gloire en dénonçant avec audace les accords de Munich, la prise d’Alger ou celle de Jérusalem. La censure et l’autocensure nous ont amenés là : un juste sera désormais reconnu à ce qu’il ne dit pas, un brave aux lâchetés qu’il se refuse.

Le travail de Monsieur le Chien est (pour l’instant) essentiellement composé de choses drôles, distrayantes et très bien foutues. Mais le bonhomme est politique. Sa conscience est là, en parfaite opposition avec les valeurs grégaires de son milieu et son goût pour le lynchage. Et certains ont bien remarqué qu'au milieu de tous ses gags pour faire rire se trouvent de réelles attaques contre la bonne pensée, des piques contre ses pairs, si nombreux et si semblables, des propositions qui font tâche dans le bel unanimisme des promoteurs de la diversité.
A l’intérieur du business de la BD, le bougre est bien placé pour sentir la vague de dénigrement qui s’y répand sans obstacle : tout ce qui est français doit être sali, vu sous une lumière négative, et sans riposte possible. Dans une série de planches excellentes et déprimantes, mais que je recommande, il nous montre de façon très claire que la honte de soi gouverne ce monde-là, que le masochisme et l’irresponsabilité le disputent à l’ignorance, et que la mauvaise foi y pue librement de tous ses miasmes. Et comme un honnête homme égaré dans un monde incompréhensible, il se demande peut-être ce qui pousse un pays aussi admirable à se tremper dans la merde avec une telle ferveur.

jeudi 2 août 2012

Nouveau : la séducfion.


Il y a quelques jours, me promenant dans les rues d’Avignon pendant son festival, j’ai vécu l’expérience troublante de pouvoir poser le regard non seulement sur les femmes qui y déambulaient, mais aussi, quelquefois, directement sur la raie de leurs culs. En tant que citoyen moyen, je me suis dit que je tenais là un privilège jadis réservé aux conquérants.

Détaillons la chose et tâchons d’être précis : les exhibitions fessières sont le fait des femmes jeunes, parfois des très jeunes filles. Les femmes plus mûres, moins soumises à la compétition sexuelle que le libéralisme des mœurs répand partout, restent assez discrètes. Pour l’instant. Ou peut-être luttent-elles avec d’autres armes, plus à leur main ? Depuis quelques années, les premiers jours de soleil semblent libérer une fureur exhibitoire qui prend chaque printemps un tour nouveau, et chaque fois une intensité plus forte. Un esprit mesuré comme le mien n’ose plus se demander « jusqu’où iront-elles ? », de peur d’entrevoir mentalement les réponses, et de finir à l’asile.
Si les années 1990 furent celles d’un retour des robes à fleurs, légères, printanières, campagnardes et bigrement suggestives, robes qui rappelaient les images des jeunes femmes de 1945, la donne a radicalement changé depuis l’irruption du tatouage, du piercing et l’abandon consécutif de presque toute pudeur corporelle. Mécaniquement, la sotte donnant beaucoup de prix au tatouage qu’elle s’est fait faire sur la hanche, elle ne résistera pas à l’envie de le montrer, dévoilant par conséquent une partie d’elle-même habituellement cachée. Et comme l’esthétique des films de boules trouve dans la population jeune des réceptacles enthousiastes, le tatouage féminin se porte dorénavant au creux des reins, sur le précipice pubien et bientôt peut-être, au beau milieu du fion. D’où la rage de tout montrer que l’on constate.

Pour tout homme normal, c'est-à-dire pas encore blasé, non moderne, le spectacle de sillons fessiers inconnus est une torture. C’est d’abord une torture physique de nature sexuelle, une stimulation qui ne sera jamais suivie d’effet. Une femme t’expose la raie de son cul sous la moustache, ouvrant les vannes de la testostérone dans ton froc, mais sous la surveillance zélée de la Loi : pas touche ! Charme de la liberté d’aujourd’hui, toute tentation est légitime, toute consommation se paie cher. L’Antiquité, très au fait de la physiologie humaine, qualifiait au moins la technique de Tantale de supplice. C’est aussi par conséquent une torture morale, au sens où l’homme-spectateur-involontaire se voit rabaissé au rang du petit garçon dans un magasin de jouets, exposé à une offre toujours plus agressive sans avoir le moyen de participer réellement à la fête.

Sur une petite place remplie de monde, où l’on buvait une bière à l’ombre des platanes, quatre pimbêches à raies publiques passent entre les tables, à la recherche d’une place libre où poser leurs derches. Littéralement, les gens attablés se retrouvent avec un quatuor de culs presque nus au niveau du pif. Soudain, j’entends une de ces garces dire aux trois autres « c’est bon, ça me soule, y’en a qui matent ! ». S’ensuit une brève engueulade avec un des occupants d’une table, à qui l’une des filles annonce « c’est pas dans tes moyens, bouffon ». Elle parlait de son cul, après avoir parlé avec. Drôle en soi, la scène devint instructive au moment où l’une menace « d’appeler les flics, putain » si les regards du genre humain ne cessent pas immédiatement de se poser sur ce qu’elle montre pourtant avec ostentation.


Plus encore qu'un narcissisme débridé, c’est la schizophrénie de notre époque qui s’étale ici. Schizophrénie du système qui donne la liberté de montrer (au nom de quoi l’interdirions-nous ?) et qui traque comme jamais celui qui regarde, celui qui commente, celui qui s’indigne. L’actualité parlementaire nous a averti que la loi sur le harcèlement sexuel est de nouveau opérationnelle, prête à servir. Les harceleurs sont prévenus, très bien. Mais qui prendra en compte les plaintes des gens ordinaires qui se considèrent harcelés par les adolescentes en débardeurs, les jeunes au nombril à l’air, aux hanches débordantes, ou celles qui déballent en public leur petit trésor culier ? Quelle cellule de soutien psychologique aidera les victimes des stimulations publicitaires, celles des unes de magazines, les gens agressés quand ils regardent un film réputé grand public avec leur grand-mère, et qu’apparaît subitement une paire de fesses en action, au milieu de gémissements surjoués ?

Notre situation s’apparente à la montée aux extrêmes de Clausewitz :
1) la liberté individuelle repousse sans cesse les limites de ce qui est permis,
2) après que la publicité et la mode ont fourni des modèles, le marché assure à chacun les moyens de faire ce qu’il veut (micro jupe, string, tatouage fessier, piercing vaginal)
3) le fond anthropologique de l’homme restant cependant le même, il se voit sans cesse contrainte de contrôler et retenir ses désirs, alors que tout vient en permanence les exciter
4) les partisans de la liberté, et surtout ses praticiens, réclament donc toujours plus de protection pour eux-mêmes, et de sanctions contre les salauds.

Nous en sommes même arrivés à ce qu’une apprentie ministre envisage d’abolir la prostitution dans un pays où le porno est illimité, gratuit et accessible en un clic sur Internet. Liberté des pornocrates et de leur impressionnant business ; sanction de l’utilisateur qui veut se faire faire une turlute, comme dans le film ! Quand on retrouve aussi souvent la schizophrénie dans un système, c’est qu’elle en est une perversion intrinsèque, comme celle qui consiste à autoriser la vente de véhicules dépassant le 200 km/h, en installant partout des radars tarés à 130…


Le libéralisme des mœurs offre énormément d’avantages. Il a aussi des inconvénients mais, pour des raisons de correction politique, il est interdit d’y faire allusion, sauf à dénoncer les cochons qui ne jouent pas selon les règles.
Une étudiante belge fait en ce moment parler d’elle avec un film présentant l’ignoble attitude de certains hommes à son égard, quand elle se promène par les rues de Bruxelles. Le film la montre victime d’insultes, d’insinuations, harcelée par des dizaines d’emmanchés en pleine rue. Les apostrophes sont tellement dégueulasses que beaucoup en viennent à douter de leur authenticité, et que ces choses-là n’arrivent pas en France. Ces choses-là arrivent, hélas, partout où il y a des hommes, des femmes, et de la frustration.

Entre les femmes qu’on agresse verbalement et les hommes qu’on excite incessamment, il ne reste bientôt plus de place pour la raison, pour un équilibre, une décence commune qui permettrait qu’on profite de l’incomparable spectacle des femmes, et qu’elles jouissent tranquillement d’être regardées, comme la nature les y dispose.



lundi 23 juillet 2012

Tatouage contre emploi




« Evitons de sombrer dans l’antinazisme primaire », demandait monsieur Cyclopède il y a quelques années. Hélas, les paroles du sage se perdent dans la fureur combattante du nouveau siècle, et les dénicheurs d’affreux les pourchassent jusque dans les chiottes, où ils se trouvent chez eux.

Devant jouer à Bayreuth le rôle principal du Vaisseau fantôme, de Wagner, un chanteur russe vient de renoncer parce qu’une télévision a révélé qu’il porte une croix gammée tatouée sur le torse. Bigre ! Le petit reportage qui lui est consacré montre en effet le chanteur à tête de tortionnaire sous toutes les coutures, notamment celle de son ancien métier : batteur dans un groupe de heavy metal. Le type se met à la batterie, évidemment torse nu (les musicologues sont formels : le son est meilleur quand le batteur ôte son gilet), et là, horreur, une croix gammée comac apparaît, mal dissimulée sous un tatouage plus affreux encore ! En fait, le nazillon est recouvert d’une collection de trucs moches, des croix mal fichues, des flammes noires, des symboles pour demeurés, des toiles d’araignées, des saloperies fourmillantes. Sur sa main gauche, l’ancien intellectuel a trouvé judicieux d’orner chacun de ses doigts d’un chiffre ; l’ensemble donne une date mystérieuse et qui mérite sûrement qu’on ne l’oublie pas : 1972 ( ?) Il s’est même fait poser une merde sur le côté du crâne, espace de cerveau disponible. On en vient à se demander s’il n’a pas suivi l’exemple du führer desprogien, mais le reportage ne montre rien de l’arrière-cul du Ruskoff…

On trouvera sûrement des gens pour dénoncer le sort fait à ce guignol, et se moquer des chasseurs de faux nazi. On objectera que la jeunesse excuse ceci, explique cela, et que se couvrir de tatouages n’est pas un crime. Pour ma part, je trouve très morale, très méritée et très drôle la mésaventure du métalleux.

Encouragé par un business local qui rapporte, l’infantilisme ambiant refuse de voir que se tatouer la peau n’est pas anodin, et bientôt, au train où vont les conneries, chaque citoyen aura son dragon sur la cuisse, sa ronce sur le mollet, son Spider man entre les omoplates. Chaque boulangère aura sa devise philosophique tatouée sur l’épaule (« connais-toi toi-même », « stand up for your rights », « le changement c’est maintenant »), chaque fraiseur mouliste s’ornera d’une tête de chef indien, chaque chômeur de longue durée aura son arabesque dépassant du cou, chaque poinçonneur des Lilas clamera « BORN FREE » en lettres bleues sur sa poitrine d’insecte. On a beau alerter, on a beau argumenter, on a beau en appeler à la raison, à la prudence, à l’esthétique, rien n’y fait : le tatouage, c’est cool. Qu’un de ces bousilleurs d’épiderme soit rattrapé par son mauvais goût est donc une des meilleures leçons qu’il puisse donner sur son cas.


En matière de tatouage, le tatouage rebelle est la catégorie supérieure, celle qui veut marquer que décidément, le tatoué n’appartient pas au troupeau commun. Le rebelle qui s’estampille comme tel a bien dans l’intention que ça ne s’arrête pas de sitôt. Sinon, pourquoi recourir à une technique aussi radicale ? Je suis un insoumis, je suis un méchant, je suis une mauvaise herbe, je veux que ça se sache, merde, se dit le Che assujetti à l’assurance sociale. Loin de chercher à « faire joli », comme ces connes à fleurs colorées artistement arrangées au creux de leurs reins, le tatoué concerné milite avec sa peau et s’en sert d’étendard. La persistance du tatouage implique que le parti pris le reste éternellement, et que le rebelle ne change pas d’avis. Il ne s’agit pas d’écrire « ni dieu, ni maître » quand on a vingt ans et de se faire ordonner prêtre à quarante. Il ne s’agit pas de se tatouer « resistanza » et de se retrouver, les études finies, spécialiste des RH et des licenciements de masse. Avec ses sentences définitives et ses symboles guerriers, le tatoué militant compte bien que son radicalisme dérange le bourgeois et l’empêche de ronronner tranquilos. Le légionnaire de la chanson s’était fait graver sur le cœur « ici, personne », et il s’y tenait. Hélas, les rebelles modernes ont parfaitement intégré les possibilités sans limite de la société de consommation. Ils peuvent dire je veux tout ! en exigeant à la fois un look à faire détaler les vielles dames ET une vie de famille pépère, des piercings à affoler les ferrailleurs ET une existence réglée par le bio, des fringues paraissant empruntées à des zombies ET un CDI dans une super boîte.
Nous avons même aujourd’hui un batteur russe à svastika qui cherche une place, mine de rien, dans un des plus prestigieux conservatoires du monde…

En cette période estivale, des milliers de benêts profitent du temps pour exhiber enfin le tatouage qu’ils se sont payé pour Noël (un mollet orné d’un révolver, oh ! qui aurait pu croire que l’intérimaire employé à l’expédition du courrier était un tel bad guy ?). L’invraisemblable pantacourt a été inventé pour eux, pour qu’ils puissent montrer leur laideur jambière augmentée de leurs choix ornementaux. Leur déferlement ne connaît ni limite, ni d’obstacle. Tant qu’il reste de l’encre pour s’esquinter le derme, ils persévèreront, fiers d’eux-mêmes, exposant toujours plus crânement ce qu’ils considèrent comme beau, joli, intime ou que sais-je. Qu’un de ces peinturlurés se fasse virer d’une bonne place après une petite polémique offuscatoire, voilà au moins de quoi consoler les minoritaires dans mon genre, qui n’ont qu’une peau pâle et virginale à se mettre.